Numéro 4 - Automne 2018

À l’ouest, l’Éden

Mélanie Fossourier (Colombie-Britannique)

Lors d’une de mes habituelles transhumances estivales entre la France et le Canada, un représentant de l’ordre de la police aux frontières que j’abreuvais de passeport, permis de travail, permis d’étudier, lettres de recommandation… m’avait demandé par-dessus ses lunettes « where is home ? » L’esprit un peu embrumé sans doute par les dix heures d’avion, les neuf heures de décalage ou les trois verres de vin, j’avais bafouillé quelque chose qui avait dû le satisfaire puisque j’étais passée. Mais j’étais déboussolée et la question a insisté en moi. Where is home ?

J’habite à huit mille kilomètres de chez moi. Ça pourrait être la phrase d’un fou, la signature même de la schizophrénie, c’est ma réalité. C’est comme d’être à côté de ses pompes, mais à l’échelle planétaire. Je suis complètement à l’ouest. Littéralement. Mais est-ce qu’on dit ça à un agent de la police aux frontières ? C’est un peu limite. J’aurais pu lui dire que le centre de Paris était le nombril de mon monde. Que l’appartement de la rue Vieille du Temple, situé à deux pas du point zéro d’où partent toutes les routes de France, sur le parvis de Notre-Dame, était le ventre qui avait porté ma jeunesse. J’aurais dû lui expliquer.

Pour moi, peut-être plus que pour quiconque, Monsieur l’agent, les lieux où j’ai vécu ont une grande importance. Ou peut-être que c’est pour tout le monde pareil, que les lieux nous habitent pour toujours, que les maisons nous hantent. J’ai quitté la rue Vieille du Temple, mais elle ne m’a jamais quittée. La nuit, elle vient me visiter. C’est la maison de mes rêves. Je l’entends aujourd’hui comme la vieille rue du temps, un paradis perdu. Home c’est l’enfance. 

Mais j’ai grandi et c’est comme si j’avais lancé un pavé dans le Marais, et que je m’étais éloignée en cercles concentriques vers des arrondissements à deux chiffres. C’était déjà l’exil, Monsieur l’agent. Pas encore l’étrangeté de l’ailleurs, mais ce n’était plus l’enfance. Et puis plus tard, j’ai déménagé pour une nouvelle adresse qui sonnait déjà comme un appel de la nature. Rue des Prairies. Las Vegas ! Rien que ça. Peut-être un avant-goût des plaines canadiennes. Est-ce que vous pensez que nos adresses nous influencent Monsieur l’agent ? Pour rien au monde, par exemple, ma grand-mère ne voulait habiter rue Charlot. Elle avait sans doute peur que ça ne fasse pas sérieux. Moi, un jour, j’ai renoncé à un logement à Kilmer Place. Qu’il meurt ? Et y vivre ? ! Impossible. Les mots ont leur importance, et peut-être que certaines maisons ne s’adressent pas à tout le monde.

La rue des Prairies avait un nom engageant, comme un tremplin vers le Far West. Mais rien de nouveau, c’était toujours Paris. J’ai voulu voir ailleurs si j’y étais aussi bien, mieux. J’avais envie de voir du pays, mais lequel ? La nouvelle destination tenait en trois mots. Opportunité boulot Vancouver. Interrogé sur la localisation précise de cette nouvelle vie, Google Earth me répondit clairement : « loin ». Je pris quelques renseignements. « Météo sensiblement la même qu’à Londres en légèrement plus humide ». Ça aurait dû m’alerter. « Entre montagnes et océan Pacifique, au cœur de la rainforest ». Une rapide traduction aurait pu me mettre sur la voie, mais je trouvais à cette forêt un nom poétique et de toute façon, j’étais déjà partie. Je suis née en novembre à Paris, la pluie, c’est chez moi, Monsieur l’agent. Home is rain. Enfin, ce que je prenais pour de la pluie en France n’était en fait qu’un peu de rosée matinale. La pluie d’ici est moins timide, elle parle fort, avec l’accent, elle s’affirme. C’est comme s’il tombait des points d’exclamation. Elle est chez elle, la pluie. Rain is home. C’est là que j’ai atterri en avion, que j’ai vidé mon container arrivé par cargo et que j’ai acheté un pick-up truck pour parfaire mon bilan carbone.

Mountain Highway. Mon nouveau chez moi. « Mountain », je vois bien pourquoi la rue s’appelle comme ça. La maison a l’air de s’agripper comme elle peut à son terrain pentu. Au rez-de-chaussée d’un côté, on est au deuxième étage de l’autre. « Highway » c’est moins clair. La rue n’a rien de l’autoroute transcanadienne. Elle monte tout droit vers le cœur de la forêt où elle se transforme en chemin de randonnée avec panneau no exit. Voie sans issue. Pas de sortie possible ou alors en allant loin et à pied, à travers des espaces vierges où il semble que l’homme n’ait jamais fait de pas pour l’humanité. 

Munie de l’équipement ad hoc, legging et chaussures de marche, j’ai exploré l’environnement en dessinant des cercles excentriques de plus en plus larges autour de la maison, mon nouveau point d’ancrage. En guise de voisinage, beaucoup moins de librairies et de musées qu’avant, beaucoup plus d’arbres et de ciel. J’étais passée de la rue des Prairies qui n’en avait que le nom à la mountain, la vraie. En quelques mois, j’ai appris les plantes et les oiseaux, je suis devenue bilingue en forêt. J’ai passé l’hiver les skis aux pieds et le printemps une pagaie à la main. Au creux de ce paradis trouvé, j’ai repris racines sur la planète, parmi les autres êtres vivants. Home c’est la Terre. 

Mais un jour dans un pub, attablée devant un de ces écrans qui diffusent habituellement des matchs de hockey, j’ai vu de la fumée et des flammes. Les images provenaient en direct du cœur de Paris. J’ai vu la forêt de Notre-Dame s’écrouler devant moi à huit mille kilomètres. Cette charpente en bois du XIIIe siècle qui paraissait aussi éternelle que le temps de l’enfance disparaissait dans un incendie retransmis pour moi, dans ce pub au milieu de gratte-ciels tout juste adolescents. J’avais beau ne pas être paranoïaque, la télévision me parlait, m’envoyait des nouvelles de chez moi que je regardais à travers une loupe de larmes. Au kilomètre zéro, la flèche tombait en cendres et s’écrasait à mes pieds en faisant effraction dans mon espace-temps. J’étais ici et là-bas en même temps et Home s’effondrait.

Il me fallait rentrer, j’avais besoin de ma dose de Paris, de famille. J’étais en manque. Home sick, le mal du pays. Rentrer au bercail, faire le plein de saveurs françaises, d’odeurs, de livres bien sûr et de soleil. Mais rien à déclarer, Monsieur l’agent, rien dans les poches, tout dans la tête et dans le cœur. De la drogue légale. 

Ainsi ont commencé les allers-retours, chaque été. La maison était tout proche finalement, seulement 10 heures d’avion et hop. Un saut de puce, d’un côté puis de l’autre. On a des amis ici et là-bas, on dit le monde est petit. Un pied en Europe, un en Amérique, je suis devenue bipolaire, au sens strict, avec besoin des deux pour recharger les batteries. J’avais trouvé un équilibre, fait de mouvements pendulaires. Comme un balancier immense qui rythmait la vie. 

Et puis une année, je n’ai pas pu rentrer, Monsieur l’agent. Pas pu rentrer à temps. Frontières fermées. Famille endeuillée, j’étais loin. Les distances s’allongent d’un coup. Le monde est vaste et home est inaccessible, par-delà un océan et un continent entiers. Confinée dans le deuxième plus grand pays du monde. Depuis, je suis écartelée. Le rythme a repris, les pays se sont rouverts et le grand balancier se promène à nouveau d’un côté et de l’autre. Tic, tac. Maintenant je sais where is home, Monsieur l’agent. Home est à la fois ici et là-bas. Je ne fais plus d’allers-retours, je ne fais que des retours-retours. Toujours entre deux avions, que je sois en France ou au Canada, je suis sans cesse en attente de rentrer chez moi.

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Virginie Hamel (2024)

Mélanie Fossourier

Mélanie Fossourier

Née à Paris il y a 47 ans, Mélanie a fait des études littéraires à la Sorbonne avant de devenir psychologue clinicienne. Arrivée à Vancouver depuis 8 ans, elle se consacre à l’écriture et à la lecture.

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