Numéro 1 - Printemps 2017

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Les chaussons de Bébé


Les chaussons de Bébé

Jean Pierre Makosso (Colombie-Britannique)

Ennui de juillet

Ennui de juillet

David Baudemont - Aquarelle et fusain sur papier

Inspiré de l’histoire de 7 mots de Ernest Hemingway Chaussures de bébé à vendre non portées. 

 

INTÉRIEUR DE SALLE DE BAIN – AUBE – MUSIQUE JAZZ.

Judith Wilson (35 ans) danseuse de ballet en tenue noire, danse tristement devant les miroirs de sa salle de bain. Elle s'arrête, tâte son ventre plat.

Fin de la musique.

FLASHBACK. INTÉRIEUR DE LA SALLE DE MATERNITÉ – JOUR.

Des battements de cœur. Des mains tremblantes pétrissant des chaussons roses de BÉBÉ. Sanglots. Silhouettes d’infirmières. Bip des appareils.

Danse des ombres et lumières. Fin du flash-back.

INTÉRIEUR DE LA CHAMBRE DE BÉBÉ – RÊVE – NUIT

Judith marche autour d’un berceau. Elle tient un bébé dans ses bras. Elle chante une berceuse. Elle fait deux fois le tour du berceau, place le bébé dans le berceau.

JUDITH : Caresse la tête de bébé. Dors mon petit bébé. Bonne nuit.

INTÉRIEUR DE LA MAISON DES WILSON – CUISINE – MATIN

JIMMY WILSON, 40 ans, mécanicien, en bleu de travail, prépare du café. Judith entre.

JIMMY : As-tu bien dormi ?

JUDITH : Caressant son ventre. Comme mon petit bébé.

Judith tire la chaise, s’assoit, ses coudes sur la table, ses deux mains sur ses deux joues. Silence.

Jimmy lui apporte un café. Judith entoure la tasse de ses deux mains pour se réchauffer. Elle soulève la tasse à la hauteur de son visage, hume le café en inspirant longuement, bloque son souffle, pose la tasse sans boire le café. Elle expire en bâillant.

JIMMY : J'ai réparé ta balançoire dans le jardin.

JUDITH : Tape son ventre. Y a que moi qui m'occupe de Bébé ici. (Soupir désespéré de Jimmy.) Alors pas le temps d'aller me balancer dehors.

INTÉRIEUR DE LA CHAMBRE DE BÉBÉ – JOUR

Judith s’approche du berceau. Elle sourit et regarde Bébé.

JUDITH : Au bébé. As-tu bien dormi, princesse ? Allez, viens dans mes bras.

Elle soulève les chaussons roses et neufs, les pose sur sa poitrine et fait deux fois le tour du berceau en murmurant la berceuse de son rêve. Des larmes coulent sur ses joues. Elle s’assoit sur le petit tabouret bleu de Bébé.

(Caressant les chaussons) J’adore tes pieds fins de grande danseuse.

Jimmy apparait.

JIMMY : J’ai du travail au garage.

JUDITH : Aux chaussons. Dis au revoir au monsieur.

Même soupir de Jimmy.

JUDITH : À Jimmy. Les voitures de monsieur ne peuvent pas attendre !

JIMMY : Hésitant. Non, hélas, elles... il faut toujours s'en occuper.

JUDITH : Comme mon bébé.

Elle frotte les chaussons sur son ventre.

INTÉRIEUR DU GARAGE DE JIMMY – JOUR.

Jimmy aperçoit Judith traverser le jardin, les chaussons contre sa poitrine. Il court après elle, un manteau à la main. Judith s’arrête, se tourne vers lui.

JIMMY : Je t’ai apporté un manteau.

Jimmy l'aide à enfiler son manteau. Judith lui tend les chaussons qu'elle porte tendrement comme un bébé. Jimmy ignore le bébé et fixe Judith droit dans les yeux.

JIMMY : Sérieux. La voisine d’à côté est venue me voir ce matin…elle… (Hésitant) Elle cherche des... affaires de danse… pour… Sa fille a accouché… c’est pour sa petite fille.

Judith serre Bébé contre sa poitrine, s'enfuit comme une folle.

JUDITH : À ses chaussons. N'est-ce pas que tu aimes la danse aussi mon bébé ? Le monsieur, il connaît rien de toi.

JIMMY : Criant après elle. Judith, voyons !

JUDITH : Se tourne et hurle. Es-tu aveugle ? Elle danse aussi, elle, non ? 

EXTÉRIEUR – JARDIN – CRÉPUSCULE

Judith danse sous la pluie, ses chaussons contre sa poitrine. Elle fredonne une chanson. Jimmy s'approche d'elle.

JUDITH : Rire hystérique. Elle aime la pluie.

JIMMY : Tendrement. Rentrons.

JUDITH : Même rire. Tu n'aimes pas mes larmes. (Silence) Pourquoi tu n'aimes pas sa danse?

Judith fait danser les chaussons comme des marionnettes. Jimmy bondit, attrape un chausson. L'autre chausson tombe dans la mare d'eau.

JUDITH : Ramasse le chausson, paniquée. NON ! (Silence) Pardon Bébé ! (Lève les yeux vers Jimmy.) Monsieur n'a pas fait exprès, n'est-ce pas monsieur que tu n'as pas fait exprès ? (Silence) Alors, excuse- toi ! (Silence) Appelle-la par son nom et demande pardon.

JIMMY : Suppliant. Nous aurons un autre bébé Judith.

JUDITH : Tu voulais lui donner le prénom de ta sœur, appelle-la, elle te pardonnera.

Jimmy hésite. Judith insiste du regard tout en caressant son ventre.

JIMMY : Désolé Béa, je...

JUDITH : Attendrie. L'aimes-tu notre Béa ? (Silence) Non ? Un peu ? Beaucoup ? (Silence) N'est-ce pas qu'elle te... avoue-le... à toi aussi, elle te…

Elle pousse un sanglot. Jimmy avance vers Judith et lui donne l’autre chausson. Judith tient les deux chaussons dans ses bras comme un enfant. Elle lève le regard et lui tend le bébé.

JUDITH : À ton tour !

Jimmy lui tourne le dos et s’éloigne. Judith court après elle en suppliant.

JUDITH : S’il te plaît, porte Béa…

Jimmy se tourne brusquement.

JIMMY : Criant. C’en est trop, j’en peux plus.

Judith sursaute, tombe dans la mare boueuse. Jimmy se précipite pour la relever. Judith se relève aussitôt. Elle s’enfuit loin de lui, portant ses chaussons dans les bras.

JUDITH : Aux chaussons. Ça va aller, Béa, ne pleure pas, ça va aller.

JIMMY : Autoritaire. Judith, ramène ma fille ici maintenant.

Judith s’arrête, se tourne et avance vers Jimmy en lui tendant le bébé. Jimmy ignore les bras de Judith et les chaussons de Bébé, entoure Judith avec ses grands bras et l’étreint tendrement.

JIMMY : Je t’aime, Judith, pardonne-moi.

JUDITH : Sanglotant. Tu fais mal à Béa.

Jimmy se retire, prend les chaussons, les porte comme un enfant. Judith sourit. Jimmy met les chaussons sur ses épaules. Il regarde vers l’horizon. Il voit la mer. Judith l’embrasse en donnant dos à l’horizon. Elle murmure sa berceuse.

JIMMY : S’adressant aux chaussons sur son épaule. Quand j’avais ton âge, mon père m’emmenait à la mer. Nous prenions un petit sentier et l’herbe était très haute. J’étais si petit que je ne pouvais voir l’horizon. Alors, ton grand-père me mettait sur ses épaules et je voyais enfin l’horizon. Puis je voyais la mer et je criais : « papa, regarde la mer, elle est par là ».

 « Je la vois aussi », disait-il. Je me demandais toujours comment il voyait la mer alors qu’il était plus bas que moi. Quand je suis devenu grand, j’ai compris. Toi aussi, tu comprendras. Et tu nous mèneras vers la mer.

Jimmy retire les chaussons de ses épaules, les donne à Judith. Judith prend les chaussons et les pose très doucement dans la mare d’eau. Elle se relève.

JUDITH : Suivons-la jusqu’à la mer.

JIMMY : Viens, dansons avec elle.

Musique Jazz. Ils dansent. Les chaussons flottent dans la mare d'eau.

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