Numéro 1 - Printemps 2017

***

La mousse


La mousse

David Baudemont

La mousse
David Baudemont
Maman, pourquoi c’est mouillé ici? 

C’est la mousse, mon chéri. Fais attention à ne pas glisser.

C’est toujours mouillé, la mousse?

Ça reste mouillé longtemps après la pluie,

Il a plu?

Il y a deux jours.

Je me rappelle pas.

C’était la nuit, tu dormais.

Fais attention à ne pas tomber, mon chéri.

Pourquoi les barres de fer sont tordues comme ça?

C’est comme ça qu’ils l’ont construit mon amour.

C’est un château?

Un bunker. C’est un peu pareil.
Un Boumker?
Tu me fais rire, mon chou. Viens manger.

J’ai pas faim.  

Mein Oberstumführer, les barres à mine dépassent de 18 cm.

Das weiss ich, Gunther, il faut faire avec. Vous tordrez ce qui dépasse quand le béton aura pris.

À la masse?

Évidemment. Vous êtes encore là? Qu’est-ce qu’il y a maintenant?

Le plancher penche d’un degré vers l’ouest.

Alors, corrigez-moi ça.

Au ciment?

Bien sûr.

C’est que… Il nous faudrait du gravillon mieux calibré, mein Oberstumfürher. Avec ces gravats-là, le béton sera de mauvaise qualité.

Eh bien, allez chercher ça vous-même, Gunther. Les gravières, c’est pas ce qui manque dans la région. Et je veux du solide. Le bunker doit résister aux obus de 150.

C’est qu’il en faudrait beaucoup.

Prenez deux hommes, allez réquisitionner une douzaine de Franzosen au village. Et faites vite!

Il y a autre chose : je ne suis pas sûr que 3m de profondeur suffiront pour les piliers de fondation.

Vous avez une autre solution? Il n’y a pas la moindre couche solide là-dessous. Il faudrait forer sous la dune. Vous avez une foreuse? Bon.

Ce que je veux dire, mein Oberstumfürher, c’est que tout cela risque de ne pas être bien stable. Si on est inspecté par le génie, il se pourrait que…

Écoutez , Obergefreiter, la guerre sera finie avant que ce bunker se mette à pencher d’un côté ou d’un autre, c’est tout ce qui compte, non?

On voit la mer d’ici, maman.

Oui, mon chéri, d’ici aussi. Viens mettre ton maillot de bain.

C’était pour tuer des gens, les boumkers?

Hm… C’était pour se défendre.

Contre les Allemands?

Non, mon amour, ce sont les Allemands qui l’ont construit,

Ils se défendaient contre qui, les Allemands?

Les Américains.

Et nous on faisait quoi?

On était du côté des Américains.

On tuait les Allemands?

On ne pouvait pas faire grand-chose, les Allemands étaient plus forts. Ils ont obligé ton papi à partir travailler en Allemagne. Mamy ne l’a pas vu pendant deux ans.

Pourquoi il est penché, le boumker, maman?

Il a glissé, mon chou.

Ça glisse, les boumkers?

Ça arrive.

Pourquoi ça glisse?

C’est pas fait pour glisser, mais avec les années, ça se met à glisser.

Combien d’années, maman?

40, 50.

Presqu’autant que papi!

Presqu'autant, oui. J’ai un sandwich au fromage pour toi.

Pas tout de suite.

Écoutez, je suis le maire de cette ville et de fait, responsable de la sécurité de ses habitants. Je vous demande donc ceci : faudrait-il faire quelque chose?

La question est : quoi?

C’est vous l’ingénieur, pas moi.

Vous avez vu l’épaisseur de ces murs? Comment voulez-vous faire sauter un truc pareil? D’ailleurs, y a-t-il vraiment un risque?

Un enfant s’est fracturé le tibia la semaine dernière en grimpant. La mousse. Une vraie patinoire après la pluie.

Oui, bon. Il n’y a pas eu mort d’homme…

Non, bien sûr. Au conseil municipal d’ailleurs, les opinions sont partagées. Mais Drücker voudrait vraiment qu’on s’en débarrasse, alors le coup de tibia fracturé, il a sauté dessus. Un bunker nazi. Il est juif…

S’il fallait détruire toutes les fortifications de la façade atlantique… Mais admettons qu’on s’amuse à le faire, imaginez les projections…! Il faudrait évacuer tout le quartier là derrière. Mais dites donc, la maison avec la véranda, c’est pas celle du conseiller régional socialiste? Comment s’appelle-t-il encore?

Demers?

Vous avez raison. Ça se complique.

On m’a dit qu’il n’était pas commode.

Pas vraiment.

Captain, check this out!

Coming!

Il n’y avait pas la moindre pièce d’artillerie dans ce bunker.

Quoi? Vraiment?

Regardez vous-même.

For Heaven's sake! Et dire qu’on a pilonné ce truc pendant deux jours pour rien! Bloody French Resistance! Pas fiable pour un sou.

Vous avez vu ce gîte, Captain? Le plancher doit  pencher de 5° vers l’ouest. Minimum. Pas étonnant qu’ils n’aient pas pu installer leur artillerie.

Je n’en reviens pas… Bon, assez de temps perdu, dites aux boys que la voie est libre! 

Marc, où vas-tu! C’est dégueulasse ce truc.

Viens! On dirait un donjon, t’as un briquet?

C’est plein de mousse partout. Je vais salir mes espadrilles!

Viens, c’est sec ici. Eh! Y a quelqu’un qui a couché là!

Marc… Je n’aime pas ça.

Y a des vieilles revues pornos. Marc, ce trou à rats me dégoûte. On peut y aller?

C’est drôle. Si tu regardes la mer dehors, tu as l’impression qu’elle est penchée.

Qu’est-ce que tu racontes…?

Je te jure, regarde.

Oui, t’as raison. C’est bizarre.

Bon, si je comprends bien, on ne peut rien faire. Qu’est-ce que je vais dire au prochain conseil, moi?

Que le mieux est de ne rien faire

Et Drücker?

Refilez-lui le dossier. Il se rendra vite compte…

C’est une idée.

Viens, on monte sur le toit.

C’est pas dangereux?

Non. Fais quand même attention à la mousse, ça glisse par endroit.

Marc! Je fais quoi, là?!

Tu vois les barres à mines tordues. Tu poses le pied dessus, tu t’en sers comme d’une marche. Tiens, prends ma main. Hop!

Tu sens bon. Quelle vue! C’est quoi là-bas? On dirait qu’il y a quelque chose dans l’eau.

Un drôle de remous. La marée peut-être.

Il fait beau. J’en avais assez de l’hiver.

T’es libre samedi? On pourrait aller manger des moules. Même se baigner!

En mai! Tu me connais mal.

Bon. Se tremper les pieds et faire un château de sable. On prendrait nos pelles et nos seaux et on… Mais! C’est si triste comme perspective!

Non, excuse-moi. C’est sur cette côte, un peu plus au sud que je passais mes étés avec ma grand-mère. J’ai 29 ans et elle me manque encore.

Je pensais que tu ne connaissais pas bien le coin.

J’étais toute petite. Quand t’as dit château de sable, c’est remonté d’un coup…

Hm. Tu fais quoi en septembre?

J’ai fini. J’aurais mon diplôme. Je vais chercher du boulot.

Par ici?

Aucune chance dans mon domaine.

Ah bon.

Et toi?

Quoi moi?

Tu penses rester ici encore longtemps? Ça ne te tenterait pas de changer de coin?

Tu sais, avec la crise… Gérard est un super patron. Je ne trouverai pas un mec et des horaires comme ça ailleurs. Et puis ça voudrait repartir du bas de l’échelle. Merci!

Je comprends.

On y va?

Comment on descend?

On saute.

T’es fou?!

Non, là, dans la pente. C’est du sable super mou. Tu atterris dans du coton.

T’es sûr?

Donne-moi la main. À trois, on y va. Un, deux, TROIS!


David Baudemont

David Baudemont

David Baudemont est né en France et réside depuis plus de vingt-huit ans à Saskatoon. Artiste visuel, écrivain et dramaturge, il a écrit de nombreuses pièces de théâtre, romans jeunesse et essais. Il illustre lui-même ses ouvrages. Lauréat des Saskatchewan Book Awards et finaliste du prix Saint-Exupéry, ses livres ont un rayonnement international. En 2015, il a publié Lignes de Fuites, un essai sur le thème des Prairies illustré à l’encre et au fusain.

Prochain article Entreciel
Imprimer
4666
Lancement de Le musée des objets perdus
RAFA-ACO-10-2023
Séduction à Vancouver
Cabaret littéraire 6 octobre 2024

Printemps 2017

Un jour de grand vent (extrait) Un jour de grand vent (extrait)

Mardi le 10 mai ’66. De bonne heure le matin, au Restaurant Lafontaine à Métabetchouan au Lac-Saint-Jean. L’accent du Lac est présent à différents degrés chez les personnages. Il affecte en particulier Monsieur Pit, un sympathique septuagénaire à la retraite. Jeannot Lafontaine, douze ans, est debout derrière le comptoir. Il porte son uniforme d’écolier  sous un tablier. Monsieur Pit est assis à son...

La Voie lactée La Voie lactée

Il était une fois,
au fin fond du Far West canadien,
dans une province au nom imprononçable,
une cavalière redoutable.

Le grand barrage

À défaut d'être aimé, Henri était respecté de tous les castors. Sa supériorité ne laissait aucun doute. On n'avait qu'à regarder son barrage pour comprendre qu'il était plus doué que les autres.

Knockout

L’aiguille de glace qui arracha Victor Florkowski à la vie ressemblait à un ivoire de mammouth. Elle était aussi large qu’un pneu, aussi longue que la victime, et se rétrécissait en une pointe cristalline —  à double tranchant — dont la beauté fatale resplendissait sous clair de lune.

Cantate pour légumes (Extrait)

Au cœur de ce texte sont quatre êtres qui ont perdu leur voix, la capacité d’exprimer leur volonté et leur angoisse. Ancrés dans leurs fauteuils roulants, Asperge, Gourde, Navet et Asperge rêvent d’évasion. Dans les solos de la cantate, les légumes expriment leurs désires les plus profonds.

Triptyque - Micro nouvelles Triptyque - Micro nouvelles

Au coin de l’avenue Idylwyld et la 23e un bip discontinu se fait entendre à ma gauche. Un clignotement sonore: on peut traverser.  Entre les deux lignes on peut traverser. “Passez, monsieur. Priorité aux piétons.” Oui, on peut traverser. On peut traverser si les autos s’arrêtent.

Entreciel

Sorties de l’entretoit des corniches des greniers de mille espaces connus d’elles seules oubliés par concierges et architectes, les hirondelles occupent dès le matin l’entreciel, la part élevée de Madrid, en rase-tête des habitants des terrasses jusqu’à la proximité des saints perchoirs, des croix des antennes, faisant fi de nos communications avec l’au-delà.

La mousse La mousse

Maman, pourquoi c’est mouillé ici? 

C’est la mousse, mon chéri. Fais attention à ne pas glisser.

De la supercherie De la supercherie

Cette réflexion est née d’un constat. La vie ne nous appartient pas. Elle nous a été léguée et nous la rendrons en même temps que notre dernier souffle.

No content

A problem occurred while loading content.

Previous Next

Merci à nos partenaires et commanditaires:

Coopérative des publications fransaskoises    Conseil culturel fransaskois   Saskculture Fondation fransaskoise