Le cinéma de nos vies
Michèle Smolkin (Colombie-Britannique)
Un soir dans le quartier
David Baudemont - Aquarelle et fusain sur papier
À cette heure-ci, les cousines Doli et Cassidy étaient au Palace, en train de préparer la séance. Mettre en route la machine à souffler le maïs, garnir les étagères des autres friandises, préparer les boissons, vérifier la propreté de la salle, positionner les bobines sur le projecteur, compter la caisse. Le petit cinéma du village, coincé entre l’église et le magasin généra, n’ouvrait désormais ses portes qu’une fois par semaine, le dimanche après-midi, et une fois par an pour la fête annuelle de l’école, occasionnellement pour une fête d’anniversaire, un concert ou une conférence. Les films étaient programmés par la famille de Cassidy et de Doli depuis deux générations.
Leur grand-père, Paya, avait acheté le cinéma dans les années cinquante à un alcoolique qui avait fini par mourir d’une magnifique cirrhose, ayant désormais assez d’argent pour boire du soir au matin et du matin au soir. À cette époque, le Palace était en piteux état et ne programmait que de mauvais westerns le soir, des films « pour adultes » le jour. Presque personne ne le fréquentait. Ou du moins n’admettait le fréquenter.
Son nouveau propriétaire lui avait donné une seconde jeunesse. Il montrait désormais des films d’auteur, des classiques ou de films primés les années précédentes et avait annulé la programmation de jour. Personne n’avait osé se plaindre. Sur le circuit de diffusion, le Palace était le dernier arrêt. La plupart du temps, les distributeurs disaient à Paya de garder les bobines, cela revenait moins cher que de les renvoyer. Il avait ainsi constitué une véritable cinémathèque, l’une des plus impressionnantes du pays. Le père de Cassidy, celui de Doli et leurs autres frères et sœurs avaient grandi dans la salle obscure. Cassidy et Doli elles-mêmes, y avaient passé les meilleurs moments de leur enfance avec leurs cousins, à la fin du siècle dernier.
Elles s’y précipitaient dès la sortie de l’école, et c’est là qu’elles faisaient leurs devoirs, qu’elles soupaient et qu’elles s’endormaient presque tous les soirs. Dévalant les travées en pyjama, avec les autres enfants de la famille, une barre de crème glacée à la main, avant de se coucher dans l’immense lit que les parents avaient aménagé pour eux au premier rang, elles s’endormaient devant le grand écran. La fréquentation avait baissé au cours des années. Les séances quotidiennes étaient devenues hebdomadaires.
Les distributeurs n’envoyaient plus de copies de film. Mais la salle d’archives était suffisamment fournie pour soutenir leur programmation pendant de nombreuses années encore. Doli et Cassidy connaissaient par cœur tous les films en noir et blanc de l’après-guerre, que leur grand-père et leurs parents avaient passés et repassés. Et aujourd’hui, elles les programmaient les dimanches après-midi. On jouait ce jour-là, Douze hommes en colère de Sidney Lumet.
Doli et Cassidy préparaient le Palace sous l’œil attentif de leur grand-mère Aya, la gardienne des traditions. Aya était la seule de la famille qui se méfiait un peu du monde du cinéma. Ces personnages qui prenaient vie sur un mur, mais qui n’avaient pas plus d’épaisseur que la toile de l’écran, lui semblaient être des esprits suspects.
Elle appréciait les histoires qui étaient racontées, elle en riait souvent ou en était émue, c’était un peu comme les visions qu’on pouvait avoir en buvant l’infusion de certaines plantes ou en passant trop de temps dans l’extrême chaleur des huttes rituelles, mais elle n’était pas sûre que c’était une bonne chose de les enfermer dans ces grandes boites rondes métalliques, d’où aucun ne pouvait s’échapper. Des drames avaient eu lieu, des catastrophes pouvaient encore se produire. Aya disait souvent qu’il fallait faire attention à la révolte des esprits du ruban celluloïd.
Elle racontait qu’autrefois, un village situé au nord du Nord, dans les territoires, un village créé au temps de la ruée vers l’or avait lui aussi eu son cinéma, l’Orpheum. Outre la projection de films muets, on y donnait des spectacles burlesques et des concerts. Et c’est là que la route de la diffusion des films s’arrêtait dans les années folles. Déjà à cette époque, on ne renvoyait pas les bobines au sud en raison du coût prohibitif de leur transport. On les entassait au sous-sol de la bibliothèque attenante. Dans ce temps-là, les pellicules étaient fabriquées à partir de nitrate de cellulose, une matière hautement inflammable. Quand Aya avait appris que la moitié de ce village avait été ravagé par un incendie démarré au sous-sol de la bibliothèque, où le papier des livres et les pellicules des films avaient alimenté la fureur des flammes, puis embrasé toute la rue pour se propager dans le village, elle avait été bouleversée. C’était juste quelques mois après le rachat du Palace par Paya.
Aya avait souvent décrit à ses petites-filles cette scène, où Paya tombait amoureux d’elle, comme la séquence inaugurale et mythique de leur grande histoire d’amour. Après avoir lu l’article qui mentionnait la catastrophe, elle avait couru au Palace, le journal à la main, pour le montrer à son tout nouveau propriétaire. Cet homme, qui lui avait tout de suite plu quand il avait débarqué au village, avait vécu des événements tragiques. Une histoire qui aurait très bien pu être la sienne. Mais, par miracle, elle y avait échappé.
La mère de Paya et la mère d’Aya étaient des amies très proches. Quand Paya avait cinq ans, il avait été arraché à ses parents par les autorités, envoyé dans un internat loin des siens pour le « civiliser » comme on disait à l’époque. Petit dernier d’une fratrie de cinq enfants, qui tous avaient subi le même sort et qui n’en étaient jamais revenus, Paya était désormais la seule joie de ses parents. Le seul qui les raccrochait encore à la vie. Alors, cet ultime supplice, cette horreur, cet enlèvement, les avait tellement désespérés, qu’ils n’avaient pas supporté. Ils s’étaient donnés la mort et la mère d’Aya, traumatisée, avait souvent raconté cette histoire. On avait cru Paya mort lui aussi, mais, plus tard, on avait appris qu’il avait survécu aux mauvais traitements infligés dans cet internat, qu’il avait été adopté, élevé à la métropole, et fait des études d’anthropologie à l’université. Un diplôme d’anthropologie, ça ne sert pas à grand-chose de lucratif, mais Paya lui avait trouvé une utilité.
À la recherche de ses origines, il était revenu au village et avait revitalisé le Palace. Le jour où Aya avait appris la nouvelle de l’incendie de l’Orpheum, elle avait couru le prévenir du danger qu’il y avait à conserver des pellicules au nitrate. Touché, il était tombé sous le charme de cette jeune fille inquiète et prévenante. Il avait promis de prendre toutes les précautions nécessaires et, en effet, avait construit une pièce spécifique pour l’archivage des bobines, séparée de la salle de projection par un mur coupe-feu. Il avait fini par épouser sa Cassandre puisque, lui, il l’avait crue.
Deux décennies et plusieurs enfants plus tard, une découverte dans le village de l’Orpheum, allait aider le Palace à se faire une réputation dans tout le pays et au-delà. Depuis les années folles, tant de bobines s’étaient accumulées dans le sous-sol de la bibliothèque, qu’on ne savait plus où les mettre. Un employé, qui était également membre de l’équipe de hockey locale, avait trouvé la solution idéale. Il avait fait étaler et empiler quelques centaines de ces bobines dans leurs boîtes métalliques, pour niveler le sol de la nouvelle patinoire qu’on construisait non loin de l’Orpheum.
C’est ainsi que dans les années hippies, l’Orpheum depuis longtemps disparu dans les flammes, à l’occasion de la construction d’un nouveau centre sportif sur le site de cette vieille patinoire, on avait découvert lors de l’excavation des fondations les bobines qui avaient servi à niveler le sol, préservées par le permafrost. Un véritable trésor de l’histoire du cinéma. Après quelques travaux de restauration, Paya avait récupéré ce fond de films muets. La cinémathèque du Palace avait maintenant une réputation qui dépassait les frontières. Historiens du cinéma, théoriciens, cinéphiles, universitaires venaient de très loin pour assister à ses projections. Paya avait transmis son amour du septième art à ses enfants et petits-enfants qui perpétuaient la tradition. Il arrivait encore que des spécialistes fassent le voyage pour visionner un film rare. Doli et Cassidy leur ouvraient les portes des archives, leur confiaient les bobines qu’ils regardaient sur une petite machine de montage.
Toutes ces histoires étaient bien connues au village et, quand Paya était mort il y a quelques années, elles avaient fait l’objet d’un long article dans le journal local. De nombreux amateurs de cinéma firent le voyage pour venir l’honorer.
Doli et Cassidy ont ouvert les portes. La salle s’est remplie. Aya et Doli ont vendu le maïs soufflé et les boissons. Une fois tout le monde installé, Cassidy a fermé la caisse et éteint les lumières. Doli a démarré le projecteur. Douze hommes en colère s’est inscrit en lettres tremblante sur l’écran noir.
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