Numéro 4 - Automne 2018

Le sanctuaire

Michèle Smolkin (Colombie-Britannique)

En débouchant sur la prairie, après avoir grimpé à travers la forêt pendant près d’une heure, dans la pénombre du couvert résineux, sans autre vue que les jambes de celui ou celle qui vous précédait, les cailloux du sentier ou les branches des conifères, on avait presque mal aux yeux en découvrant l’immensité du ciel. Qu’il soit bleu ou parsemé de nuages. Traversé par le vol circulaire d’un grand aigle ou par les formations géométriques et mouvantes des passereaux. 

On était alors obligé de s’arrêter à la lisière du bois, de prendre une grande respiration et d’absorber cette beauté tranquille. Il était là le hameau, presque en ruines, accroché à la pente de verdure, au pied des pitons rocheux offrant leurs façades insondables aux vents d’ouest. Klahamin, le sanctuaire. Les trois maisons, la bergerie, la petite chapelle et la tour naïvement prétentieuse, la pauvrette, tenaient encore en place, par une sorte de miracle, les pierres sèches de leurs murs et les tuiles roses de leurs toits; le four à pain avait gardé tout aussi miraculeusement sa porte métallique et sa voute en briques réfractaires. Pourtant, Klahamin était un minuscule village abandonné depuis plusieurs générations. On l’avait découvert, par hasard, au cours d’une de nos nombreuses randonnées dans la région. 

Immobiles, aveuglés par l’amplitude de la soudaine lumière, nous luttions contre le vertige que ce tableau nous procurait. Pas un bruit autre que le bruissement des arbres se refermant derrière nous, le doux souffle d’une brise rase-motte s’infiltrant entre les brins d’herbe ondulant devant nous, et au loin, très loin, peut-être le murmure d’une eau cherchant son chemin. La fraîcheur de l’air, chargé de la subtile senteur de mille herbes aromatiques, ne faisait qu’ajouter à l’ivresse.

Nous avions ressenti la même stupeur, le même émerveillement suivi du même élan quand, pour la première fois, nous étions sortis du couvert du bois. Car une fois nos esprits retrouvés, nous ne pouvions que nous élancer et courir le long de l’ancien canal, que nous avions baptisé « le béal », ancien mot de patois que nous avions appris dans une autre vie. Pour un peu, nous nous serions roulés dans l’herbe et nous aurions fait des galipettes, comme si cette montée au cœur des arbres nous avait conduits tout droit à l’enfance… L’insouciance ne durerait pas.

La mer était loin, mais parfois le vent d’ouest charriait son humeur saline jusqu’ici et en saupoudrait les champs, épiçant les jeunes pousses au passage. Nous nous régalions de salades composées de toutes sortes d’herbes et de baies glanées dans cette prairie, nous rafraichissant à la source que nous avions découverte au bout du « béal », et qui autrefois l’alimentait, acheminant ainsi l’eau courante au village. Du haut de la tour, on pouvait pourtant le voir, cet océan souvent démonté, qui brillait de mille reflets les soirs de pleine lune.

C’était un lieu magique, secret, à l’abri de la modernité et de l’agitation, incongru par son architecture inhabituelle dans ces contrées. Que faisaient ces constructions quasi provençales dans cette région pratiquement inhabitée du Pacifique Nord-Ouest ? Il nous avait fallu de nombreuses conversations avec les quelques populations de pêcheurs et de bûcherons autochtones éparpillées entre la côte et la chaîne montagneuse, précédées d’attentives et diplomatiques approches, pour reconstituer l’historique de cet étrange village. 

Nous avions ainsi appris qu’un groupe d’Espagnols, originaires de Fisterra, en Galicie, l’avaient construit, à la fin du XIXe siècle, attirés par la ruée vers l’or. Ils étaient parvenus tant bien que mal en Californie, et avaient entrepris le long voyage de San Francisco à Skagway, après avoir travaillé avec acharnement pendant près d’un an sur des bateaux de pêche pour économiser de quoi se construire un rafiot qui leur permettrait d’atteindre l’Eldorado. Embarcation qui n’avait malheureusement pas résisté à l’une des fameuses tempêtes de cet océan si mal nommé, et avait coulé sur la côte accidentée de Desolation Sound. Ceux qui avaient survécu, sauvés par les membres d’une Nation Salish — les Tla’amin, dont le village de maisons longues se tenait non loin du lieu du naufrage — avaient fini par y construire un petit hôtel-restaurant, où désormais certains navires s’arrêtaient à l’aller et au retour, leur donnant des nouvelles du Klondike, des revers de fortune des uns, de la folie des autres et des ravages de la fièvre de l’or pour tous. Le temps qu’ils se remettent sur pied et qu’ils reconstruisent un bateau, la ruée ne s’était pas seulement calmée, elle avait complètement disparu. Beaucoup de morts, beaucoup de ruinés, peu d’élus. L’envie d’affronter les rigueurs de l’hiver, la violence des hommes et les hasards de la fortune avait quitté les Espagnols de Fisterra. Leur commerce marchait bien et ils se mirent en tête de recréer leur village de Galicie, situé au cap Finisterre — le cap du bout du monde, point final du chemin de Compostelle, où les pèlerins pour fêter leur renaissance brûlaient leurs vêtements au coucher du soleil. Ils étaient ici aussi à l’extrême pointe du continent. 

Ils avaient fini par découvrir cette prairie entourée d’une forêt de cèdres rouges, au pied d’une falaise, où ils trouvèrent un gisement d’argile blanche avec laquelle ils pourraient fabriquer des tuiles et des briques réfractaires. Les pierres sèches, ils les prendraient dans les champs. Ce serait parfait. 

Ils chargèrent deux d’entre eux de retourner à Fisterra pour en ramener leurs femmes et leurs promises, tandis que les autres s’attaquèrent à la construction du village. Ils érigèrent la tour en rappel du phare du cap Finisterre. Il leur permettrait de voir la mer les jours de beau temps. Ils plantèrent un potager, un verger, puis capturèrent des chèvres de montagne qu’ils élevèrent dans la prairie. Bien sûr, les ours et les cougars leur en volaient quelques-unes, d’autres rompaient leurs liens et s’échappaient vers la barre rocheuse pour ne jamais revenir, mais les nouvelles générations étaient de plus en plus domestiquées, donc de plus en plus dociles. Quand les femmes arrivèrent, le village était pratiquement fonctionnel. Plusieurs décennies se passèrent en harmonie avec la nature et leurs voisins.

Dans les années 20, la grippe espagnole n’épargna ni la population Salish ni celle de Klahamin. Le village fut totalement décimé. Ainsi périrent les Espagnols de Galicie. Dans les années 70, un groupe de hippies, à la recherche du lieu idéal pour un retour à la terre, s’y installa. Comment avaient-ils eu vent de cet endroit, nul ne le sait. Toujours est-il que les toits furent réparés, les murs consolidés, le four à pain reprit du service et le « béal » conduisit à nouveau l’eau de la source jusqu’à la fontaine. Ils avaient amené avec eux des moutons de la vallée du Fraser, qui bientôt remirent la prairie en état. Bien sûr, les ours et les cougars en avalèrent quelques-uns, mais dans l’ensemble, entre le potager, le verger et les agneaux, ils arrivaient à survivre. Il fallait évidemment tout apporter sur son dos et redescendre les déchets qui ne pouvaient être ni compostés ni réutilisés, il fallait couper le bois l’été si l’on voulait se chauffer l’hiver, planter du blé au printemps si l’on voulait de la farine à l’automne, filer la laine pour se tricoter des chandails et tisser des couvertures, il fallait travailler le matin, il fallait travailler le soir, il fallait travailler tous les jours de l’année. Un rythme peu en accord avec leur philosophie du droit à la paresse ni avec leur consommation de champignons magiques qu’ils récoltaient dans les bois. Ils finirent par se disputer, se séparer et retourner qui à la ville, qui à l’Est, qui dans d’autres contrées. Klahamin retomba dans sa torpeur.

C’est ainsi que nous l’avions trouvé, des décennies plus tard. De nouveau, la prairie était envahie de buissons, le verger ressemblait à une jungle miniature et si l’on pouvait déceler les vestiges du potager, il était à douter qu’aucun légume n’y voie le jour prochainement. Nous avions suivi le « béal » tout encombré d’herbe et de cailloux jusqu’à la source. Elle surgissait de terre, à deux pas d’un trou d’eau limpide où se jetait une cascade glacée, tombant tout droit du haut de la falaise. Nous nous y étions plongés, hurlant de délice et de saisissement, l’eau glaciale se refermant brutalement sur nos corps pétrifiés. De là, nous avions aperçu, le long de la cascade, les traces d’un vieux sentier, contournant la barre rocheuse. Une fois séchés et rhabillés, nous avions suivi le chemin presque effacé, nous frayant au besoin un passage à la machette et, au bout d’une montée éprouvante, nous étions arrivés sur le plateau, au sommet de la falaise, d’où la vue sur Klahamin, et au loin sur la mer, était incomparable. De nouveau cette ivresse, cette lumière qui force à cligner les yeux, ce sentiment d’infinies possibilités. 

C’est là que j’avais déclaré à Julien que nous attendions un enfant. Pris d’une sorte de fièvre, il avait commencé à planifier un vol en deltaplane. Cela faisait des mois qu’il s’entrainait sur des pentes douces et se sentait désormais prêt à se jeter d’une falaise. De cette falaise. C’était le destin. On avait découvert ce lieu paradisiaque, on avait suivi ce sentier. Tout s’enchainait. C’était logique, inévitable. Nous reviendrions avec son aile et il se lancerait, tel Icare, au-dessus de Klahamin. Il ne craignait rien, c’était un sanctuaire. Ce serait génial. 

L’enchantement me quitta instantanément et fit place à un mauvais pressentiment. Je n’aimais pas cette aile triangulaire. En fait, je la détestais. Il avait essayé de me convaincre à maintes reprises, me vantant le plaisir indescriptible qu’on avait à se prendre pour un oiseau. Moi aussi, harnachée et attachée à cette voile, j’avais couru le long des pentes, senti le vent la gonfler, puis la soulever, mais à chaque fois que je perdais pied, une panique incontrôlable s’emparait de moi. Je hurlais de terreur. Aucune jouissance, aucune volupté. J’avais dû renoncer.

Nous étions revenus plusieurs fois, aménageant le sentier vers le plateau, campant dans la bergerie dont la toiture avait mieux résisté aux outrages du temps que les autres bâtiments. Et finalement, une dernière fois, avec la voile. 

Je l’accompagnai jusqu’à la source. Nous plongeâmes dans le trou d’eau en nous tenant par la main. L’eau nous foudroya et nous nous prîmes dans les bras. Puis, séchés et rhabillés, je le regardai grimper le long de la cascade, son aile pliée dans son étui sur son dos. Quand il disparut au détour d’un lacet, je redescendis au village et l’attendis, les yeux fixés sur le haut de la falaise. 

Sa voile jaune et rouge enfin se déploya. Il fit un cercle au ralenti prenant un courant ascendant. Et puis, au lieu de poursuivre son vol en douceur, au lieu de planer vers moi, il piqua subitement du nez et se fracassa contre la paroi rocheuse. Un sanctuaire.

Cérémonie

Cérémonie

Virginie Hamel (2024)

Michèle Smolkin

Michèle Smolkin

Michèle Smolkin vit à Vancouver depuis 1983. Après une formation en architecture, elle a été pendant une trentaine d’années, pour la radio, la télé et la presse, journaliste et critique culturelle, animatrice, réalisatrice, auteure de contes et de dramatiques radiophoniques, puis chef des émissions à Radio-Canada (C.-B. et Yukon). Aujourd’hui, elle est cinéaste, auteure et artiste visuelle. Elle est l’auteure de poèmes inclus dans deux livres d’artiste et elle a publié deux romans au Québec et un roman jeunesse en C.-B. Elle a reçu le Prix Gérard Moreau 2019 pour son deuxième roman, le premier prix de poésie CCLONC 2022 et le second prix de prose CCLONC 2022 (Ouest canadien).

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