À ciel ouvert 12 — Printemps / Été 2024

Ian C. Nelson

Triptyque - Micro nouvelles

Ian C. Nelson

essai3
Illustration : David Baudemont

Au coin de la rue

Au coin de l’avenue Idylwyld et la 23e, un bip discontinu se fait entendre à ma gauche. Un clignotement sonore: on peut traverser.  Entre les deux lignes, on peut traverser. « Passez, monsieur. Priorité aux piétons. » Oui, on peut traverser. On peut traverser si les autos s’arrêtent. Et ce camion au loin vrombissant de plus en plus fort comme mon père sur le divan avec son apnée du sommeil ? Le bip me dit, « Passez, priorité aux piétons. » Je fais un pas. Le camion rugit. S’il s’arrête, c’est la vie. Le ronflement de mon père atteint son apogée. S’il s’arrête, c’est la mort.

Dégâts collatéraux

Ce qui m’a donné le vertige dans l’ascenseur ce n’était pas la montée rapide au 7e étage, c’était plutôt le parfum des lilas que portait cette femme. Plus précisément c’était le contraste entre ce parfum délicat et les couleurs criardes de la robe d’été qu’elle portait. Une robe qui aurait donné honte au porteur de chemises hawaïennes le plus extravagant. Des fruits de toutes sortes : oranges, grenades, bananes, myrtilles, mangues, cerises, ananas. Une salade de fruits cauchemardesque, quoi. Un assaut à la vue. Sur-le-champ mes lunettes photochromiques se sont réfugiées dans le noir. La rouquine aux cheveux fraîchement assortis avec je ne sais quelle flore improbable est sortie au 7e étage.

Ébranlé par la dissonance cognitive, je tournais en rond dans la petite cabine pendant que l’ascenseur montait lentement avec un arrêt à chaque étage jusqu’au 17e où se trouvait ma chambre. J’en éprouvais un mal de cœur violent. Vite je me suis rendu dans ma chambre, je me suis emparé de mon couteau suisse, puis je me suis replanté devant le banc des ascenseurs. Une fois les portes ouvertes, je n’ai pas inspiré trois fois que j’ai perçu la trace laissée par la bête. J’ai pénétré dans l’antre mécanique et je suis descendu au 7e. La porte s’est ouverte. Quelques petits reniflements ont suffi pour me mener à la porte de la gorgone.

Toc ! Toc ! On fait le ménage, madame.

Attendez, j’ouvre.

J’ai pris une grande respiration. À l’ère de la chevalerie, les dégâts collatéraux ne sont pas permis. 

La tragédie grecque

–      Oui, Mme Framboise-Épinard, la dame du 709 a pris son rendez-vous cet après-midi.

–     

–      À 13 h 30 comme d’habitude.

–     

–      Oui, toujours la même teinte de cheveux.

–     

–      Depuis presque vingt ans maintenant, mais c’est peut-être la dernière fois.

–     

–      Vous pensez? Mais non, Madame 709 n’a pas évolué, même si j’ai essayé pour la nième fois de la convaincre de changer les idées pour la couleur. Tout juste si j’ai réussi à la faire porter notre nouveau parfum lilas. Pour la teinture elle est intransigeante. Elle prétend que le roux qu’elle préfère est classique.

–     

–      Oui, classique. Comme les cheveux roux d’Hélène.

–     

–      Vous savez bien, Mme Framboise-Épinard, HÉLÈNE…  Hélène de Troie. Fichtre alors ! si notre Hélène de la 709 insiste à se coiffer et à s'habiller de la sorte, je vous dis, Madame, que la guerre de Troie n'aura pas lieu !

–     

–      Non, Madame, la tragédie c’est aujourd’hui. On ne fabrique plus cette couleur-là, alors je crains que ce soit la dernière fois que la 709 entre dans notre boutique comme un coucher de soleil hawaïen pour sa couronne de coloration bimensuelle.

–     

–      Vous êtes sûre que vous ne l’avez pas croisée au coin de Idylwyld et la 23?

–     

–      Non, pas vrai ! Un accident avec un camion ?

–     

–      Ça alors. Miséricorde !  On a justement entendu la sirène de l’ambulance qui passait.

–     

–       Bien sûr, Mme Framboise-Épinard,  je veux dire la sirène du service d’aide médical urgente, comme vous le dites bien proprement comme il faut, Madame, le SAMU. Puis un peu plus tard on a entendu la police, mais elle passait dans l’autre direction, je crois.

–     

–      Oui, oui, la 709 elle va nous manquer assurément.

 

Ian C. Nelson

Ian C. Nelson

Décédé le 1er février 2024, Ian C. Nelson était metteur en scène et acteur bilingue (plus de 115 mises en scène et 130 rôles) et était membre du comité qui a mis sur pied la revue À ciel ouvert.. Il a animé le Cercle des écrivains de la Troupe du jour pendant plusieurs années. Sa propre pièce La Chambre blanche a reçu le prix SATA (Saskatoon Area Theatre Award) 2013-2014 pour la dramaturgie. Récipiendaire d’un « Lifetime Achievement Award » en 1996, il a été intronisé en 2014 au Temple de la renommée du Théâtre Saskatchewan en reconnaissance de ses activités dans le développement du théâtre en français et en anglais en Saskatchewan. Des exemples de ses micronouvelles (devenu son genre préféré) ont été publiés dans À ciel ouvert, la chronique « Horizons » de l’Eau vive, et dans Bref! (Éditions du blé, Saint-Boniface).

 

Imprimer
4636

Créations

La Factory La Factory

Autofiction. Trois Franco-Manitobains visitent la Factory d'Andy Warhol à New York en 1973.

Chouette Chouette

Une jeune femme tente de se situer dans son environnement. La géographie de son histoire la pousse à explorer les confins de son humanité. Sur la carte de son existence, elle découvrira une bestialité insoupçonnée et libératrice. 

La géographie des chances La géographie des chances

Un poème sur l'opposition ancestrale du nomade et du sédentaire. Nomadisme et sédentarité du corps et de l'esprit. Passion et symbolique de la carte, ses diverses sémantiques, puis son anagramme, liée au mouvement. Recherche des racines de l'auteur, regard sur ses nombreux voyages, dont celui de l'écriture. 
 

Le sanctuaire Le sanctuaire

A la pointe extrême du continent, au bord du Pacifique, dans un écrin de verdure, se cache un petit village dénommé Klahamin (le sanctuaire). Malgré son nom rassurant, et son décor ensorcelant, c'est le lieu de plusieurs catastrophes. Depuis l'époque de la ruée vers l'or, jusqu'à nos jours, en passant par le règne du Flower Power, ses habitants successifs n'ont pas eu de chance. La narratrice et son amoureux non plus. 

je me cache je me cache

Un poème écrit pendant la pandémie, pendant une période où des pensées sombres m'envahissaient, où je cherchais ma place. Texte encore pertinent aujourd'hui.
 

Géographie personnelle Géographie personnelle

Ce texte rend hommage à mon pays d’accueil pour tout ce qu’il m’a donné depuis mon arrivée. Les cartes aériennes sont devenues ma passion, puis les cartes de toute nature. 
 

Le peuple du train Le peuple du train

Récit d’un voyage en train à travers le Canada où les rencontres avec les passagers, le défilement des paysages et les arrêts en gare se fondent en un voyage intemporel.
 

D’une toundra à une autre D’une toundra à une autre

Ce texte évoque les défis qui nous habitent lorsque l'on vit dans les zones reculées et souvent inhospitalières du Nord. Sans la connexion à la nature, l'importance de la communauté et la confrontation avec soi-même, il serait difficile d'y vivre et d'y prospérer.  J'ai tenté de capturer la dualité de ces lieux extrêmes, où la beauté et la fragilité se mêlent dans un équilibre délicat.

L’endroit idéal pour grandir L’endroit idéal pour grandir

Un beau souvenir de la tendre enfance que j’ai vécue au Viêt Nam entourée de mes quatre grands-parents paternels et maternels. 

Lettres du chemin (extrait) Lettres du chemin (extrait)

Lettres du chemin s’alimente de deux éléments : la réalisation d’un pèlerinage vers Saint-Jacques-de-Compostelle, via le Camino Francés, et un abécédaire de termes scientifiques et leurs définitions préparé par Evan Taylor-Fontaine. Les poèmes de Marie Carrière, parcourent des soucis écologiques aux confluents de l’expérience du tourisme, de la consommation, de la laïcité, du temps et du langage scientifique en poésie. 

Micronouvelles Micronouvelles

Pour rendre hommage à notre ami et collègue Ian, décédé le 1er février 2024, nous vous offrons ces micronouvelles provenant de son livre Contes bleus à encre économe publié aux Éditions de la nouvelle plume

No content

A problem occurred while loading content.

Previous Next

  

À ciel ouvert numéro 12

Téléchargez gratuitement la version PDF du numéro 12 d'À ciel ouvert.

Bonne lecture!


 

Les artisans de ce numéro

Coordination de la publication :
Jeffrey Klassen

Comité de rédaction :

  • Marie-Diane Clarke
  • Tania Duclos
  • Mychèle Fortin
  • Lyne Gareau
  • Jeffrey Klassen
  • Jean-Pierre Picard

Auteur·e·s :

  • Serge Ben Nathan (C.-B.)
  • Joëlle Boily (C.-B.)
  • Marie Carrière (AB)
  • Louise Dandeneau (MB)
  • Mélanie Fossourier (C.-B.)
  • ioleda (YK)
  • Amélie Kenny Robichaud (YK)
  • J. R. Léveillé (MB)
  • Gaël Marchand (YK)
  • Zoong Nguyên (AB)
  • Seream (MB)
  • Michèle Smolkin (C.-B.)

 

Artiste invitée :
Virginie Hamel
virginiehamel.com

Mise en page et mise en ligne :
Jean-Pierre Picard

Merci à l’Association des auteur·e·s du Manitoba français qui a piloté l’organisation du Concours de création littéraire de l’Ouest et du Nord canadiens (CCLONC).

La revue À ciel ouvert est publiée et diffusée par :

Coopérative des publications fransaskoises

en partenariat avec

Collectif d'études partenariats de la FransaskoisieRegroupement des écrivains·e·s du Nord et de l'Ouest canadiens


Merci à nos commanditaires:

    Conseil culturel fransaskois   Saskculture Fondation fransaskoiseGouvernement du Canada