Van Gogh
Le jour des gros déchets
l’homme de ma vie m’a déposée sur le trottoir
Parmi les chaises à trois pattes et les matelas infestés
j’ai estimé ma valeur
et je me suis mis en vente sur kijii
Allô
jeune étudiante encore sympathique malgré les circonstances cherche un endroit à l’abri des intempéries
un peu lourde mais faite solide
Un monsieur m’a magasinée sur kijiji
il collectionne toutes les choses qui ont plus de potentiel que d’utilité
entre les pneus encore bons pour un an ou deux si t’es chanceux
et la valise un peu défoncée mais elle est vintage
il m’a choisie
Je me suis livrée à sa porte et il m’a rangée dans son grand placard de bric à brac avec toutes les choses qu’il a un projet abstrait de retaper pis de vernir
Maintenant je vis ici
dans le noir
avec une gang d’objets perdus
blottie entre un vieux coffre de couture et un coquillage
je me sens comme un objet trouvé
Le gars du kijiji
il a un nom qui rime avec décapant
tous les soirs il se berce au son de sa scie à onglets et de sa perceuse électrique
ses deux amants qui ronronnent bruyamment
Je pleure quand je les entends
parce que le bruit des choses qu’on répare
est parfois pire que les détresses qu’il enterre
Grâce à eux
je me suis fait une amie
un petit sécateur (elle préfère le terme sécatrice)
Quand elle me voit calculer comment haute devrait être ma chute jusqu’au sol pour bien me rompre le fil de ma pensée
elle me dit
si je peux faire quoi que ce soit pour toi, tu n’hésites pas
elles sont plus douces que l’on croit, les sécatrices
Elle vient toujours tailler ce qui dépasse
et me rappelle que contrairement au dépotoir des gros déchets
qui est une destination finale
ce placard est une station de correspondance
Ici on peut encore accorder au futur simple
dire des choses comme
je serai
et le temps viendra
Quand la porte du placard s’ouvre grand
le gars du kijiji nous regarde en fronçant les sourcils
il choisit l’un d’entre nous
et on le revoit jamais
Ça nous donne espoir qu’il est devenu autre chose
Ça doit être beau quand même
avoir une vocation
Un jour ce sera mon tour
Quand je vais sortir d’ici
j’espère être une chose utile
sinon une chose qui fait sourire
J’aimerais être une chose qu’on remarque
Une chose unique
une chose une chose une chose complète
pour une fois
Quand il va me sortir d’ici
le gars du kijiji
j’espère qu’il saura niveler mes renflements
qu’il bouchera les craques
et qu’il fera de moi un vase une équerre ou un oiseau
D’ici là
j’attends
La nuit dernière
je n’en pouvais plus du bruit des moteurs et de l’envie
j’ai ouvert le coffre de couture
et j’en ai sorti un très long fil
dont je me suis servi pour coudre ce coquillage mon voisin
contre mon oreille
il est moi maintenant
et je suis lui
et ensemble on entend toujours l’océan
Mon amie sécatrice a coupé les fils qui dépassaient
pour faire plus joli
Je crois qu’un bon soir
je vais lui demander de me couper l’autre oreille
comme Van Gogh
Mon oreille
je la mettrai sur le bord du trottoir peut-être
dans une casserole rouillée ou un tiroir qui ne ferme plus
et elle ira rejoindre les autres choses qui ne servent plus à personne
Texte : Caroline Bélisle
Illustration : Artiste Anne-Marie Sirois
Caroline Bélisle
« Caroline Bélisle est une comédienne, autrice dramatique et féministe ben ben fâchée œuvrant principalement dans la région de Moncton. Diplômée du programme d’Écriture dramatique de l’École nationale de théâtre du Canada en 2020, elle a également complété la formation en interprétation de l’Université de Moncton quelques années auparavant. Incisive et fataliste, elle se spécialise dans les comédies qui parlent de choses pas drôles et les drames faits avec rien. En 2020, elle publie Dîner pour deux aux Éditions Perce-Neige suite à la production de la pièce par le Théâtre populaire d’Acadie en plus de remporter le prestigieux prix Gratien-Gélinas pour sa pièce Les remugles ou La danse nuptiale est une langue morte. Si elle était un animal, elle serait un tamias striatus, communément appelé petit suisse, pour des raisons évidentes, comme son intolérance aux bruits soudains, son pelage châtain et le grand défi que ça représente de la photographier en train de faire autre chose que manger. »
Aspirateur
Anne-Marie Sirois
Sculpture. Série des Fers.
Photo: Marc Xavier LeBlanc
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