Histoires félines
I
Bon, juste à lui voir la tête, je sens qu’elle a passé une mauvaise nuit. Crise d’angoisse à l’horizon ? Je devrais peut-être lui sauter dessus et ronronner au max. Ça l’apaise toujours quand elle fait de l’angoisse.
Mais plus je la regarde, plus je me dis qu’il n’y a pas de crise d’angoisse à l’horizon. Juste… de la tristesse. C’est vrai qu’elle est fatiguée depuis un bon bout de temps. L’année a été difficile. Elle qui n’avait jamais été malade, on peut dire qu’elle en a eu pour son argent.
J’ai pu constater qu’elle va mieux. (Même si ça ne se voit pas sur mon visage de chatte inexpressif, j’en suis heureuse). Mais aujourd’hui… Pas l’impression qu’elle va aller prendre une marche. Pas l’impression qu’elle va faire ses exercices non plus. Bon, elle s’enligne sur le salon. Journée divan à l’horizon. OK, je vais me rouler en boule à ses côtés, ronronner doucement. Même si elle ne s’en rend pas compte, ça la réconforte.
C’est sûr que je ne peux la consoler du mal du pays qui la pogne à Noël, ce Noël surtout. Mais je contribue à son mieux-être, même si elle ne s’en rend pas compte. Je ronronne, elle me flatte, on est au chaud, on est bien.
Demain elle ira mieux, elle me donnera du jus de thon. J’aime bien le jus de thon, et les autres bonnes choses qu’elle me donne. J’apprécie d’autant plus que je vieillis. Courir la souris ou le mulot, ça ne me tente plus trop.
Il n’y a pas si longtemps pourtant, j’ai attrapé un oiseau, un chardonneret. L’homme de la maison était furieux, il m’a couru après et me l’a enlevé de la gueule. Si jamais le goût me prend de recommencer, je le ferai en cachette.
II
« Le lion est lousse dans la brousse à soir
Tout le monde a la frousse même la panthère noire
Les girafes se poussent, la mort aux trousses
Et la queue de travers »
(Michel Rivard)
Une chanson du temps d’avant. Quand il y avait encore de la brousse, de la jungle. Maintenant, il n’y en a presque plus, juste un peu ici et là, vestiges de paysages d’une autre époque, qu’on ne peut voir qu’en payant. Total des courses, les bêtes qui y vivaient avant ont dû se déplacer. Changer d’habitat. Et elles sont venues chez-nous. Elles sont dangereuses, mais on s’y est habitué. Pas plus dangereuses qu’un chauffeur ivre, qu’un accro au fentanyl, pas plus dangereuses que tout ce monde fâché tout l’temps contre toute.
Depuis quelque temps, un tigre s’est installé dans notre quartier. Au début, il ne faisait que de brèves, et parfois mortelles, apparitions. Maintenant, il est toujours là. On s’y est tellement habitué qu’on ne prend plus de précautions. Pas plus tard que la semaine dernière, il a bouffé le dernier-né de ma voisine. Le temps était beau, pour une fois on ne crevait pas, pour une fois la pollution ne nous étouffait pas. Alors elle l’a sorti et laissé dans sa poussette, sur le perron. Le temps d’aller se chercher un thé…
Il arrive qu’on soit en retard au boulot, ou à l’école. À cause du tigre qui avait l’air d’avoir faim. Mais le tigre n’a pas toujours faim. Quand il est rassasié, il se promène nonchalamment, il est beau, on a envie de le flatter. Ce qu’on fait parfois. Comment une bête aussi belle peut-elle être dangereuse?
Le tigre en ville, c’est comme la carte de crédit. Tu ne te méfies pas, tu flattes le premier, te laisses tenter par la seconde. Jusqu’au jour où il a faim, jusqu’au jour où elle réclame son dû. Alors là, t’es dans la merde. Le tigre te bouffe, la banque te bouffe. Mais bon, c’est la vie…
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