Horizons

Chronique littéraire publiée dans l'Eau vive

Ian C Nelson

La Falaise; ou, Comment choisir une carrière

Blaise cherchait une carrière. Il voulait avoir un but précis quand il allait choisir ses premiers cours à la faculté.

Il habitait un petit village sur la rive gauche d’un fleuve qui portait un nom amérindien un peu déformé par la langue inflexible des conquérants malgré leur recours à l’alcool  pour supporter la vie dans un pays tellement sauvage. Pendant leurs jeux de garçons explorateurs, Blaise et son camarade, Kevin Tobaccojuice, repéraient une piste quasi naturelle sur la rive opposée. Du haut de la falaise elle prenait son temps et presque un kilomètre de méandres au flanc de l’escarpement pour enfin descendre au niveau du fleuve. Tous deux voulaient se rendre à la petite plage sablée à cet endroit pour  jouer et nager nus au soleil, mais leurs parents le leur avaient définitivement défendu car le courant était rapide et dangereux.

Blaise se contentait alors de contempler l’autre rive en s’imaginant des siècles d’animaux depuis les dinosaures qui devaient flairer l’air avant de s’aventurer à la descente, motivés par la soif, la faim ou enfin la poursuite. Venaient-ils un par un, en petites familles ou en troupeaux par centaines? Il ignorait les habitudes des bisons, des coyotes, des chevreuils, des loups et des ours qui auraient pu prendre cette route se suivant les uns les autres. Chaque animal avait réussi à tracer une piste dans le sol calcaire. Petit à petit les herbes se livraient à l’usure de leurs pattes et leurs sabots. Blaise raisonna que dans ce procédé l’espèce importe bien moins que le temps. Le grand-père de son ami, Kevin Tobaccojuice, le tira de cette erreur. 

Un jour l’aîné patient apprit  aux deux camarades comment reconnaître les traces particulières de chaque animal. Ils se rendirent sur l’autre berge et suivirent les méandres de cette piste à la queue leu leu et, arrivés en bas, le sage leur montra les os enfoncés dans la terre de la rive coupée par le courant d’eau. Les traces des dents sur un os, déclara-t-il, révèlent aux yeux attentifs lesquels étaient les prédateurs et lesquels étaient les victimes naturelles.  Pour Blaise lire dans les détritus au pied de la falaise était comme apprendre un langage nouveau qui lui permettait de suivre l’histoire de l’endroit époque par époque, espèce par espèce.

Le temps, les différences de tempérament et les folies de la jeunesse réussirent finalement à séparer les deux camarades. Blaise ne sait toujours pas précisément pourquoi, car Kevin Tobaccojuice n’était pas du tout loquace. Il ne s’intéressait pas tellement au patrimoine de son peuple et il quitta la petite ville dans la plaine pour se créer une vie à Edmonton ou à Vancouver. Laquelle on ne savait  pas pour certain car ses nouvelles ne venaient que de l’ouï-dire. Mais Blaise continuait à s’inspirer des excursions passées avec lui et le grand-père. Il décida que l’archéologie serait un bon choix de carrière.

Blaise était au seuil du choix de ses cours de troisième cycle quand il revisita la berge. Quand il leva la tête ses yeux discernèrent  d’autres marques sur la façade de la falaise. L’empreinte d’une toute autre espèce descendait presque verticalement du sommet, nullement par des méandres comme la piste des animaux. Le fer ou l’acier avait creusé ces marches. Le danger de cette descente rapide s’exposait dans les détritus en bas qu’il y trouva et les restes d’un squelette.

Le jeune homme réfléchit de nouveau à sa quête d’une occupation. Un an plus tard il commença ses cours d'investigation médico-légale.

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