Les Prairies, la première fois


Les Prairies, la première fois

Mychèle Fortin

Territoire / Territory - détail

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Crédit : Anne Brochu-Lambert

Des tas de gens vous le diront, des fois, la prairie c’est comme la mer. Il y a l’horizon sans fin, mais aussi, des fois, comme aujourd’hui, les herbes ondulent, pareilles à des vagues qui viendraient s’échouer sur le bord de la route. Des fois, comme aujourd’hui, le vent qui souffle sur la prairie est comme une caresse.

C’est en trichant un peu, en quelque sorte, que j’ai découvert les Prairies. Au couvent, dans lequel je faisais mes études secondaires à Ottawa, on retrouvait la Jeunesse étudiante catholique. Avec laquelle je n’entretenais aucun lien. Jusqu’au jour où j’ai appris que quelques étudiantes parmi celles qui en faisaient partie allaient être choisies pour un voyage en Alberta, un séjour sur une réserve indienne. Alors là, j’ai créé des liens. Intéressés, mettons.

Je me doutais qu’il y avait des trous dans notre histoire du Canada où il était question de « Sauvages ». Je ne connaissais que les « bons » Hurons alliés des Français et les « méchants » Iroquois alliés des Anglais. Bref, j’étais d’une ignorance crasse (alors fort répandue). Mais j’étais curieuse. Et j’ai eu l’immense joie de me retrouver parmi les élues pour cette aventure en terre qui m’était complètement étrangère.

Premier voyage sans les parents. L’ivresse d’une balade de deux jours en autobus, le mystère des forêts du nord de l’Ontario, et puis, d’un coup, l’émerveillement, lorsque le paysage s’ouvre sur la plaine infinie. Comme un rideau de scène qui s’ouvre au théâtre. On plonge dans le décor, dans la lumière. La troupine d’étudiantes bavardes et excitées se tait. L’autobus roule, roule, le temps est immobile. Et puis, plus tard, terminus. La réserve.

C’est donc par la porte autochtone que je suis entrée dans l’univers des Prairies. Deux mois sur une réserve dans le sud de l’Alberta. Au cœur de laquelle se trouvaient le couvent qui nous acccueillait, une chapelle, un presbytère, un magasin général, une salle communautaire. Où on retrouvait Cris, Pieds-noirs, quelques pères oblats, quelques religieuses, quelques mormons qui venaient les fins de semaine faire du « recrutement ».

Ah, ces joutes verbales entre pères en soutane et mormons habillés en funérailles, sous le regard amusé de quelques Autochtones, impénétrables derrière leur rire bon enfant.

J’ai ramené de ce séjour des images qui ne se sont jamais fanées : le groupe rock qui s’appelait The 7th Treaty et qui chantait dans une langue que je ne connaissais pas; les pow-wows; le père Fox, à cheval, soutane au vent, galopant à la poursuite d’un bison délinquant; la vieille dame chez qui je prenais le thé tous les après-midi qui m’a dit un jour « You are one of us », qui m’a donné un nom que j’ai oublié (comme j’ai oublié le sien) mais qui voulait dire bright eyes, et m’a offert de magnifiques mocassins.

Je me souviens d’une petite fille à laquelle je m’étais attachée et d’une religieuse qui me disait de ne pas trop la gâter. Je revis le moment où j’ai pris cette petite fille par la main pour la première fois, ce que j’ai éprouvé quand j’ai senti sa main froide au bout d’un bras inerte, de l’effort que j’ai dû faire pour ne pas la lâcher aussitôt. Et de l’effort que j’ai dû faire pour la lâcher, plus tard, au moment de partir.

C’est là que j’ai appris à monter à cheval. La plaine, le ciel, le cheval, son souffle, le rythme du galop, le vent... du bonheur à l’état pur. C’est là que l’immensité du ciel, la beauté et le silence de la plaine ocre, verte, dorée, me sont tombés dessus.

C’est là aussi que j’ai vu à quoi ressemble un suicide.

Il faisait nuit quand quelques adolescents sont venus nous chercher. Une femme s’était fait sauter la cervelle. Elle avait dit à son conjoint que s’il rentrait ivre une autre fois, elle se tuerait. Il est rentré ivre.

Quand nous sommes arrivés, le corps et l’arme avaient été enlevés. Seul dans la cuisine violemment éclairée au néon, un petit garçon de 6 ou 7 ans essayait d’enlever les traces du sang de sa mère sur le mur.

Puis des proches sont arrivés. Nous sommes partis.

J’ai quitté la réserve à reculons. Dans l’autobus qui nous ramenait dans l’Est, je crois bien avoir pleuré de Calgary à Windsor. Où il fallait changer d’autobus. Où, dans le transfert, j’ai égaré mes mocassins. Nouvelle crise de larmes jusqu’à Ottawa.

Mes parents m’attendaient au terminus. En voyant ma mine plus que déconfite, mon père me dit, « Alors ma fille, t’as pas aimé ça? »

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Numéro 2

Bandes dessinées

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