Cantate pour légumes
Madeleine Blais-Dahlem
Madeleine Blais-Dahlem
Originaire de Delmas, village francophone de la Saskatchewan, Madeleine détient une maîtrise en littérature française de l’Université de la Saskatchewan. Elle a enseigné pendant 27 ans, surtout en immersion française au niveau secondaire. Elle a commencé à écrire pour le théâtre en 1992. Depuis 2005, elle en fait sa profession. Quatre de ses pièces ont été produites par La Troupe du Jour : Foyer en 2005 (en coproduction avec L’UniThéâtre), Les vieux péteux en 2008, La maculée en 2011 et Cantate pour légumes en 2015.
Je suis une fille des Prairies. Donc, c’est évident que tout ce que j’écris est influencé par cet accident de naissance. Mais tout comme notre ciel est large et embrasse l’univers, ma pensée s’aventure au-delà de mes frontières physiques. Aujourd’hui, je vais lire d’un texte existentiel et universel.
Cantate pour légumes traite d’un sujet qui, avant la pandémie, était de peu d’intérêt au grand public. Je parle des vieux, de ces êtres toujours humains qui vivent dans des foyers, ou des hospices à long terme. Je parle des plus affligés parmi eux, ceux qui ont sombré dans la démence, ceux qui sont en état végétatif permanent. Cette année de pandémie nous a révélé l’abus criminel de ces êtres humains ici au Canada, où ils sont souvent casernés avec un minimum de soins, et où ils sont morts seuls, sans comprendre pourquoi leurs familles les avaient abandonnés.
Il s’agit alors de 4 légumes: une asperge, un navet, une gourde et un avocat. Je leur donne leur voix, et ils parlent de leur ennui, de leur perte d’indépendance, de leur désir de partir. Ils décident d’aller en pèlerinage à Compostelle. C’est naturel pour un légume, non?
Ayant la forme d’une cantate musicale, ce texte offre des solos, des chœurs et des récitatifs.
Premier extrait
Ils décrivent leur état d'être
SOLO
NAVET :
Dans le froid soudain juste avant l’aube, des voix d’enfants me réveillent
Je ne les vois pas
… ils sont là… tout près
…
Je crois qu’ils sont là
Mais je sais qu’ils ne le sont pas
Je les reconnais
Ils sont les miens
Ils babillent, ils rient, ils se querellent
Et je sais qu’ils sont heureux, mais qu’eux ne le savent pas.
…
À la grande lumière du jour, tout se fracasse
Les sons se brouillent
Des voix s’approchent
Ils haussent le ton
J’essaie de comprendre
Ça ne fait rien
Je ne comprends rien
On me met au soleil
Je le sens sur ma joue…
Les rayons sont trop chauds
Ils me brulent la peau
Je ne vois rien du tout
C’est un éclat aveuglant
Je préfère me terrer
Dans la pénombre
Ramenez-moi chez moi
Effet écho
ASPERGE : Ramenez-moi chez moi.
AVOCAT : Ramenez-moi chez moi.
GOURDE : Ramenez-moi.
NAVET : J’attends.
Deuxième récitatif - Tous
GOURDE : Quel dépotoir/
AVOCAT : /sans espoir.
GOURDE : Tout est usé/
NAVET : /fatigué /
GOURDE : /délabré/
ASPERGE : /périmé.
NAVET : Mais qu’est-ce qu’on fait ici?
GOURDE : Ici?
NAVET : Pourquoi sommes-nous ici?
GOURDE : Oui, pourquoi?
ASPERGE : Pourquoi quoi?
NAVET : Pourquoi sommes-nous ici?
AVOCAT : Rien ne se dégrade au dépotoir.
Privés d’oxygène, de lumière,
Comprimés par le poids du détritus,
Tout est pétrifié.
NAVET : Fossilisé.
GOURDE : Éternisé.
AVOCAT : Rien ne change.
ASPERGE : Rien ne s’améliore.
GOURDE : Pourquoi nous garder ici?
NAVET : Oui, pourquoi?
ASPERGE : Pourquoi quoi?
GOURDE : Il vaudrait mieux nous garder au frais.
ASPERGE : Engourdis/
GOURDE : /friglorifiés/ (sic)
ASPERGE : /des géraniums rentrés pour l’hiver/
NAVET : /subsistant à peine/
ASPERGE : /jusqu’au printemps suivant.
GOURDE : Qui peut survivre l’hiver/
AVOCAT : /sur le bord d’une fenêtre?
NAVET : Au moins, on n’est pas comme les champignons.
AVOCAT : Les champignons n’y sont pour rien/
GOURDE : /nourris au fumier dans une chambre close/
NAVET : /des excroissances/
GOURDE : /des moinsissures/ (sic)
NAVET : /fruits de la décomposition.
AVOCAT : Moi, je ne suis pas comme ça.
GOURDE : Moi non plus.
ASPERGE : Ni moi.
NAVET : Ni moi.
SOLO de l’Avocat avec réponses.
AVOCAT : On m’a mis ici
LES AUTRES : On m’a mis ici
AVOCAT : Je veux partir
LES AUTRES : On m’a mis ici
AVOCAT : Je veux être ailleurs
LES AUTRES : On m’a mis ici
AVOCAT : J’ai rendez-vous ailleurs
LES AUTRES : On m’a mis ici
AVOCAT : On m’attend ailleurs
LES AUTRES : On m’a mis ici
AVOCAT : Sortez-moi d’ici
LES AUTRES : Sortez-moi d’ici!
AVOCAT : Je m’ennuie ici
LES AUTRES : On m’a mis ici
AVOCAT : Tout le monde est vieux
LES AUTRES : On m’a mis ici
AVOCAT : Ils n’ont rien à dire
LES AUTRES : On m’a mis ici
AVOCAT : Ils ont perdu le nord
LES AUTRES : On m’a mis ici
AVOCAT : Ils sont déboussolés
LES AUTRES : On m’a mis ici
AVOCAT : Ils me donnent la trouille
LES AUTRES : On m’a mis ici
AVOCAT : Sortez-moi d’ici
LES AUTRES : Sortez-moi d’ici!
À répéter en sourdine:
TOUS : Sortez-moi d’ici!
Photographie de Madeleine Blais-Dahlem
Deuxième extrait :
Ayant décidé d’aller en pèlerinage, les légumes trouvent alors toutes sortes de raison pour ne pas se mettre en marche, tout en trouvant une solution possible.
Troisième récitatif -Tous
ASPERGE : C’est impossible.
GOURDE : Sans jambes
NAVET : Sans carte
ASPERGE : Sans boussole
GOURDE : Sans besace
TOUS : (En sourdine) C’est impossible. C’est impossible
ASPERGE : Sans bâton
GOURDE : Sans chapeau
NAVET : Sans manteau
AVOCAT : Sans dessein!
TOUS : (En sourdine) C’est impossible. C’est impossible
ASPERGE : Sans réservations
GOURDE : Sans compagnon
NAVET : Sans complications!
GOURDE : Sans bananes ou bobettes.
TOUS : Sans/
AVOCAT : On nous poussera!
GOURDE : On nous poussera?
ASPERGE : Qui nous poussera?
AVOCAT : Les mains.
ASPERGE : Ces ombres imprévues?
GOURDE : Les mains?
NAVET : Invoulues?
GOURDE : Les mains?
ASPERGE : Elles ne voudront pas.
AVOCAT : Nous sommes leur raison d’être.
ASPERGE : Si nous partons…
TOUS : Les mains qui nous touchent
Les mains qui nous torchent
Les mains qui nous mouchent
Les mains qui nous touchent!
NAVET : Les mains ne me connaissent pas.
Je suis rien pour elles.
Elles font ce qu’elles doivent
Puis elles se retirent sans la moindre caresse
TOUS : Les mains qui nous touchent
GOURDE : Les mains sèches m’agressent
M’obligent de manger
Quand j’en ai pas le cœur.
TOUS : Les mains qui nous torchent
ASPERGE : Les mains froides me donnent des frissons.
Leur toucher matinal me réveille
En sursaut
TOUS : Les mains qui nous mouchent
AVOCAT : On me touche, on me touche partout.
Il n’y a aucune partie de mon corps qui est à moi.
On me touche sans que je le veuille.
TOUS : Les mains qui nous touchent
Les mains qui nous torchent
Les mains qui nous mouchent
Les mains qui nous touchent!
GOURDE : Elles ne voudront pas.
NAVET : Que feront-elles sans nous/
ASPERGE : /Pour gagner leur ciel?
TOUS : Les mains qui nous touchent
Les mains qui nous torchent
Les mains qui nous mouchent
Les mains qui nous touchent!
Troisième extrait,
Les légumes se souviennent de lorsqu’ils étaient pleinement humains.
SOLO
ASPERGE : Lorsque j’étais moi
Ma vie était une prière
À mon réveil, j’offrais ma journée à Dieu
J’avais de longues conversations avec Lui
Au fur et à mesure que mes passions se taisaient
Ma crainte d’une punition éternelle me quittait.
J’allais vers un ciel certain
Un ciel où je serais complètement heureuse
Mon corps en paix
Mon âme aussi.
Maintenant, je ne Le connais plus.
J’ai oublié comment prier.
Quelle valeur ont mes journées?
Il ne reste plus rien ici
Qu’un sac de tripes
Un cœur clopinant
Des poumons parcheminés
Un corps qui ne se connait plus
Mon âme s’est envolée
Et mon corps végète dans ces limbes infernaux
Refrain #2 (Deuxième fois) Quatuor
ASPERGE : Il était une fois… j’étais quelqu’un.
AVOCAT : Quand?
ASPERGE : Lorsque.
AVOCAT :Lorsque quoi?
ASPERGE : Lorsque j’étais quelqu’un.
AVOCAT : Quand?
ASPERGE : Quand?
AVOCAT : À quel moment?
ASPERGE : Ah. Juste un moment.
Un petit moment. Un petit moment dans le temps.
AVOCAT : Juste un moment?
ASPERGE : Oui. Un tout petit moment dans le temps.
AVOCAT : Dans le temps/
NAVET : /qui passe.
AVOCAT : Le temps/
GOURDE : /perdu.
AVOCAT : Le temps qui ne sera jamais retrouvé.
ASPERGE : Lorsque j’étais quelqu’un.
Ce texte a été peaufiné grâce au programme Carte Blanche de la Troupe du Jour, que je remercie pour cet appui. Ce texte attend toujours une production.
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