À la maison
Les grands-parents sont venus garder la petite, en l’absence des parents. La grand-mère lui a apporté un petit-cadeau-ma-puce. Une boite de feutres neufs. Après une grosse accolade à sa grand-mère et un câlin furtif au grand-père, la petite s’empresse de s’installer sur la table basse du salon. Le regard du grand-père alterne entre les informations en continu et sa petite-fille à l'ouvrage. Je vais faire un dessin pour le bébé. Dans la boite de feutres posée sur le tapis, selon son inspiration, elle choisit les feutres appropriés, qu’elle aligne sur la table. Qu’est-ce que tu vas lui dessiner au bébé? La grand-mère est enchantée que le cadeau lui plaise. Elle aurait adoré, enfant, avoir des feutres aussi incroyables. Chut, c’est un secret Mamy! Le grand-père a lâché les infos plus de 5 secondes pour la regarder. Elle l’a remarqué. Chut, Papy! Ça tombe bien, il ne trouve rien à lui dire. Il replonge dans les affaires du monde.
Dans les bois
Le père a quitté la maison tôt. Son acolyte, La Flèche, l’a récupéré et ils se sont lancés sur la Highway 2 direction Nord. L’itinéraire, ils connaissent. La route entre les forêts, viennent les champs, les trois grandes fermes, puis suivre entre les lacs. Enfin, prendre la 110, pas longtemps, et tourner sur la première à droite sur la 318. Après s'engager dans le dédale de chemins et de culs-de-sac. Le père ne pense plus à sa femme, au bébé, à sa fille, à son père qui a certainement brillé par sa connerie. Il conduit avec prudence son vieux Ford Escape, GPS allumé. Il suit l’itinéraire affiché sur l’écran sans y jeter un œil. La route, il la connait. Il l’a empruntée, seul, des dizaines de fois et ces trois derniers mois, deux jours par semaine, accompagné de son fidèle camarade de foires, de chasse, de pêche, de billard, de hockey. Deux adolescents inoffensifs dans des corps d’adultes. Soudain, deux perdrix traversent leur route, une vingtaine de mètres devant.
Regards. Rires. Ils ne sont pas venus pour le gibier à plumes. Ils ne sont pas équipés pour la perdrix. Plus loin dans dix minutes, le chemin se sépare. Faire gaffe aux flaques, certaines sont profondes. Ne s’agit pas de rester coincé. À la prochaine fourche, prendre à gauche, continuer tout droit jusqu’à la caravane en
ruine au milieu d’une friche, où les arbres semblent ne jamais avoir poussé. Quand le chemin remonte et qu’on aperçoit les petites montagnes sur la gauche, prendre à droite, dans le petit sentier entre deux coupes récentes où subsistent quelques pins blancs (qui doivent leur salut à leur inutilité sur le marché du bois) et rouler jusqu’au bout du chemin. Une forêt dense s’étend à perte de vue. Impossible d’aller plus loin avec un véhicule. Ils aiment arriver avant l’aube. Prendre leur temps. Sentir la forêt et ses habitants s’éveiller, tandis que leurs yeux s’habituent progressivement à la lumière du jour naissant. Ils sortent du Ford Escape, se déplient et vont pisser, chacun d’un côté de la voiture. Ils sortent leurs armes de leurs housses, défont les cadenas sur les gâchettes, prennent les munitions adéquates et chargent snacks, thermos et quelques outils dans leur sac à dos respectif. Bien organisés, en silence ou en parlant à voix basse, chacun à sa tâche, ils sont vite équipés. Depuis un mois, ils préparent leur sortie. La troisième. Le mois de novembre est frais, température négative optimale, le soleil devrait être de la partie. Ils ne seront pas gênés depuis leur poste d’observation. Ils se sont relayés à vider des sacs de pommes et de carottes, pour attirer le gibier. Ils ont contrôlé durant la semaine les deux caméras, dont l’une porte les stigmates visibles de l’attaque d’un ours un peu fâché. Des chevreuils ! Trois femelles et un mâle majestueux fréquentent l’espace aménagé. Pas d’ours, mais un orignal inspiré par les visites nocturnes. Voilà ce que les caméras ont révélé. Cette place est sur leur passage. Ils repasseront. Peut-être aujourd'hui. Le jour va se lever. Ils enfilent leur tuque orange et s’enfoncent dans le bois sombre. Ils suivent, en guise de GPS les rubans roses accrochés aux jeunes bouleaux. De jour, c’est plus facile, ils sont habitués, mais l’aurore qui commence à poindre n’éclaire pas encore tout le paysage. Le petit ruisseau, sur lequel s’amoncèlent des mosaïques de feuilles d’automne, scintille en projetant de minuscules éclairs et ses méandres guident les deux chasseurs.Ils laissent le ruisseau et s’engouffrent dans un étroit passage, jalonné de roches, et slaloment entre les sapins, les érables et des arbustes qui leur fouettent le visage, jusqu’à l’espace qu’ils ont repéré et aménagé, à force d’allées et venues, loin de tout autre chasseur. Le soleil atteint ses 18 degrés au-dessous de l’horizon et l’aube lève le voile sur le paysage, annonçant l’arrivée d’un soleil d’automne généreux, qui illumine déjà la nature de reflets sépia. Encore caché derrière un massif lointain, il s’apprête à jaillir, dans la fraicheur de novembre. Ils sont en position, attentifs au moindre signe, à trois mètres du sol, assis sur leur chaise d’affut, les pieds sur leur plateforme. Une dizaine de mètres les sépare. Ils peuvent se faire des signes. Chacun son angle de tir. Chacun sa zone de surveillance. La chasse est ouverte. Ils scrutent, laissant leurs yeux s’habituer à la vue imprenable. Ils n’ont négligé aucun détail. Ils font à présent ce pour quoi ils sont venus. Chasser c’est attendre. Alors, ils attendent.
Chez le gynécologue
Il est presque 10h00, elle entre dans le bureau du gynéco. Elle n’a jamais si peu attendu. Il va vous recevoir tout de suite. Elle imagine le temps que ça lui laisse pour flâner en ville et faire des emplettes après son contrôle. Ses beaux-parents gardent leur fille à la maison. Quel con, son père ! Aucune ressemblance avec son fils. Elle sourit d’amour. Elle garde ses réflexions pour elle. Son homme, elle l'adore. Quel con, mon père ! C'est lui qui le dit ! Deux autres patientes sont arrivées. Vient son tour. Elle se lève.
L’appréhension du matin se transforme en une légère angoisse. Comment va le petit être qui barbote dans son liquide amniotique ? Le gynécologue la fait entrer dans son cabinet et referme la porte derrière lui. Comment allez-vous depuis votre dernière visite ? Vos repas ? Très bien. Pour dormir ? Parfait. La selle ? C’est normal. Elle avait oublié ses grands yeux bleus. Ce bleu s’accorde parfaitement avec le papier qui recouvre la table où elle va s’installer et les fleurs imprimées sur la longue chemise qu’elle porte. Des douleurs ? Tant mieux. Des petits tracas ? Des questions ? Prévision de l’accouchement mi-décembre. Pas de tabac-Pas d’alcool-Pas de drogues ? Vous êtes radieuse. Elle sourit peu rassurée, un peu tendue. On va contrôler tout ça. Par ici, vous connaissez ! Je vous laisse vous déshabiller et vous installer.Elle ôte une couche de vêtements et sa culotte puis s’installe sur le lit d’auscultation, jambes écartées. Elle n'a jamais apprécié cette position. Elle se sent comme une bête de foire, devant deux dizaines de badauds ébahis, attendant le clou du spectacle.
Bien, voyons comment cela se passe. Le gynéco a branché sa machine. Bip. Bip. La machine lui répond. C’est bon, tu peux y aller, je suis branchée et parée à bosser. C’est pour cela que le bip se poursuit. Pas de douleur ? Attention, le gel épais est un peu froid. Elle frissonne. Bip. Vous connaissez, c’est pour une meilleure transmission du son. Je prends la sonde manuelle et je vais la déplacer sur toutes les zones à examiner. Elle a un peu froid. Bip. Elle sent qu’elle a déjà les pieds gelés.Elle touche. Bip. Son nez aussi. Je mesure le cerveau. Je zoom sur le cœur. Bip. Détendez-vous. Ce n’est pas votre premier enfant. Un bébé en pleine forme. Elle voulait l’entendre ! Elle se relâche et ne peut retenir un fou rire de soulagement. Vous voulez connaitre le sexe ? Bip. Elle est émue et fascinée par la technologie, la
science, la médecine, par le corps de son bébé sur l’écran. Ses battements de cœur sont rapides, 138 battements par minute. C’est normal. Le gynéco lui a répété. C’est normal. Elle se sent soulagée, le bébé se développe bien, elle connait son sexe. C’est un garçon. Félicitations. Bip. Elle voudrait appeler son mari, partager cet instant unique, qu’il entende battre le cœur intrépide de leur enfant. Po-pom- Po-pom- Po-pom- Po-pom- Po-pom. La bille de la manette du gynéco roule sur son ventre. La mère observe l’écran, larme à l'œil, émue. Elle pense à son homme. Elle ne lui en veut pas de ne pas être là, avec elle. Il a peu de repos, car il travaille fort toute la semaine. C’est elle qui lui a sommé d'aller à la chasse. Plus que
l’image du bébé flottant dans son ventre, ce sont les battements de son cœur qui la bouleversent. Une boule grossissante s’est formée dans sa gorge, et vient de se percer. Elle ne peut alors retenir des larmes. Tièdes et généreuses. Elle ne l’appelle jamais quand il chasse. À quoi bon les conventions si on ne peut pas y mettre un bémol de temps à autre. Pourquoi je prends toutes ces précautions ? Je l’appelle, pas longtemps. Je ne lui dis rien. Je lui fais juste écouter ce cœur impatient. Elle se décide à demander l’autorisation au gynéco. Ça ne vous dérange pas, juste le son, je ne filme pas. Pouvez-vous me passer mon portable sur la chaise, s’il vous plait?
Dans les bois
Le père regarde sa montre. Presque 10h00. Il a besoin de se dégourdir les jambes. Trois heures qu’ils sont perchés sans bouger. Il retire son gant et de l’index, il indique à La Flèche que moi (index vers lui), je descends (index vers le sol), pour me dégourdir les jambes et parce que j’ai mal au cul (index + majeur qui avancent en pédalant dans le vide, suivi de l’index pointant ses fesses). Pouce levé, sans les gants, signifiant bien reçu, je compatis, moi aussi je ferai pareil après. Aussi... (main droite-paume tendue) attends… attends, j’ai un autre truc à te dire, mon pote. Prends avec toi (deux poings serrés, l’un à hauteur de ceinture, l’autre à hauteur d’oreille) ton arme (viseur : pouce replié + canon + index et majeur tendus +gâchette : annulaire et auriculaire pliés), qu’il agite comme l’un des 8 salopards de Tarantino. Ce qui se résume intuitivement par « Prends ton fusil avec toi au cas où, ça coute rien et pis tu te sépares pas de ton fusil ! ».
Une fois au sol, le père en profite pour s’étirer et s’assouplir les jambes. Il marche le moins loin possible pour éviter le bruit et soulage sa vessie au pied de l’arbre. Si on avait chassé la perdrix ce matin, on aurait fait le plein. Y’en a partout. Pas seulement celles qu’on a croisées. Elles se sont passé le mot. Venez, y’a rien à craindre, ils chassent le chevreuil, on peut même leur picorer la tuque ! Instrument égoutté, remballé, le père est soulagé. À peine s’est-il retourné, il comprend ce qui est en train de se jouer. Il voit La Flèche s’agiter désespérément sur sa plateforme, (index-majeur écartés en direction de ses yeux, suivi des deux mains écartées) signifiant : « J’ai vu passé un fucking mastodonte de chevreuil, il ne doit pas être loin, alors bouge ton cul, prends ton fusil et vise juste. »
Il s’exécute en un éclair. Fusil en main, l’ouvre, deux balles, le referme et immobile, il met en joue, œil droit dans la lunette. T’es beau toi. Trente mètres sur sa droite, un roi de la forêt l’observe. Ils ne bougent plus. Ni l’animal du haut de ses bois, ni le père, doigt sur la gâchette, en pleine montée d’adrénaline. Son cœur bat fort, son sang tape comme une grosse caisse contre ses tempes. Anticipe. Maintenant. Il tire. Le chevreuil comprend. Il pressent le danger. Il détale avant la détonation, le père a senti qu’il le manquerait, il le suit du canon. Il va se sauver dans la forêt. Les souches. Il va sauter. Anticipe. Se croyant hors d’atteinte, la bête bondit par-dessus les souches. Saut du chevreuil. Le père tire. Il est fusil, lunette, gâchette, forêt, chevreuil, ciel, soleil et détonation, jusqu’à devenir une balle brulante, qui fend l’air et entaille la fourrure, la peau, la chair, les muscles, jusqu’à sa destination finale. En plein cœur. L’animal est stoppé net dans son saut. Sa course s’arrête. Il roule dans les feuilles, tête la première, rebondit contre les souches et s’effondre. Tué sur le coup.
La Flèche descend de son arbre, et rejoint le père qui a déjà sorti tout l’attirail pour découper la bête. Tu l’as eu ou pas ? T’as tiré deux fois. De ma passerelle, j’vois pas plus loin à gauche. C’est un gros, hein ? Le père est encore submergé d’énergie, il respire et expire profondément, il tente de reprendre son souffle, pourtant il n’a pas couru. Il a du mal à parler, envahi par trop d’émotions. Ils marchent en direction des souches où git le chevreuil. Le père sait qu’il faut faire vite, il connait les gestes. Vite sortir les viscères, et tous les organes, conserver le cœur à part, certains aiment bien. Vite le ramener à la voiture et l’emmener chez le boucher pour la découpe. Ils sont hilares, ils sont fiers et heureux, ils se régaleront cet hiver. Il connait un type à qui refiler la peau et les bois. Ils sentent toute la pression qui bouillonne à travers leurs veines. Ils ne sont pas du genre à se prendre en photo. Ils ne font pas du safari. Ce ne sont pas des milliardaires. Ils se congratulent.
Chez le gynécologue
Je ne le fais jamais, mais tant pis. Mais c’est un jour spécial, aujourd’hui. Elle l’appelle. Son mari ne répond pas. Messagerie. Vous permettez que j’essaie sur le portable de son pote, docteur? Le gynéco acquiesce, il en a vu d'autres. La Flèche, oui c’est moi, je suis en train de faire une échographie et son portable est fermé. Je veux lui faire écouter le cœur du bébé, mets le haut-parleur. La Flèche s'exécute. Il a bien compris sa mission et les enjeux. Les battements du bébé s'engouffrent dans le combiné pour jaillir dans la forêt. Po-pom- Po-pom- Po-pom- Po-pom- Po-pom.
Dans les bois
Le père retire son gant gluant à l'aide de ses dents, tel un carnassier de la savane, déchirant une part de chair fraiche et saisit l’appareil que La Flèche lui tend.
À l’accomplissement de leur chasse, un sentiment de fierté se mêle aux vapeurs euphoriques, avec pour uniques témoins, le vaillant soleil de novembre, des arbres stoïques et quelques oiseaux intrigués.
Sous ce ciel d’azur au bleu éclatant, le père chargé d’émotions et débordant d’adrénaline, les pieds dans les boyaux d’une bête fumante, dépossédée de ses organes vitaux, le ventre béant, tient le cœur d’un roi de la forêt encore chaud, dans la main droite et dans la main gauche, le portable de son ami La Flèche.
Pour rythmer la cérémonie, tel le rythme d’un rituel ancestral, jaillissant par le haut-parleur, résonnant dans la clairière et dans toute la forêt, pareils à des dizaines de tambours célébrant le retour de la chasse glorieuse, les battements de cœur de son fils, qui bat à 138 battements par minute. Po-pom- Po-pom- Po-pom- Po-pom- Po-pom. Soudain, le père, guidé par une force décuplée, dévoré par les forces invisibles de cette symbiose d’éléments, en complète harmonie avec tout ce qui l’entoure, tend ses deux mains vers le ciel et pousse un long premier gémissement libérateur. La vocalise d’un chaman au paroxysme d’une transe sacrée, empli de frissons immémoriaux, comme surgie d’un temps oublié. Un hurlement de vie, de fureur, de sang et d’extase. Il prend ensuite une position de christ crucifié. Une main tenant les battements de cœur de son fils, une main serrant le cœur chaud de sa proie. Père et prédateur. Deux joies débordantes. Deux joies célébrées et confondues en une respiration, en un cri victorieux et étrangement terrifiant. Nulle joie pure ne saurait se dispenser de l’arsenal salvateur, préconisé pour éteindre l'inflammation d'émotions intenses, qu’un seul être peut contenir. Pour calmer le feu qui l’irradie,le père laisse couler de grosses larmes joyeuses et libératrices, qui inondent ses joues mal rasées. Suivent deux autres cris continus, plus rocailleux, plus sauvages, proches du cri de guerre, profondément terrifiants, qu’il libère, comme pour libérer le monde de vieux démons cruels.
Il contemple ce jaillissement de couleurs et de formes. Alors, qu'est-ce que tu as dessiné ? C'est... Il ne sait pas trop ce que le dessin représente. Un joli cœur... Il ne veut pas la vexer... rudement bien décoré, avec des étoiles et des fleurs... La petite l’écoute avec attention. Elle aimerait accaparer son attention et vaincre les informations télévisées. Présentant que son papy s’embarque sur une voie sans issue, la petite vient le secourir, lui révélant la signification profonde de son œuvre. C’est le cœur des cœurs, Papy. Là, où les gentils cœurs n'ont plus peur.