La créature aquatique
Josée Thibeault
Premier prix dans la catégorie poésie du CCLONC 2024
feu mon aïeul
dont le corps a péri
alors qu’on me donnait la vie
le père de ma mère meurt
alors qu’elle me porte en son ventre
un fœtus qui sait à peine nager
sa gestation à mi-parcours
tous ses sens aiguisés
mon grand-père s’éteint
et le deuil s’introduit in utero
avec son costume de squelette
juste à temps pour l’Halloween
feu, feu, joli feu
mon grand-père
aïeul de cendre
de flammes et de sang
la combustion lente de ses dernières années
sa peau psoriasique
ses crevasses désertiques
l’inflammation de ses bronches
les larmes d’alcool dans sa gorge
sa joie qui titube
son foie qui brûle
qui flambe sous l'ambre et le glaçon
du rye, du gin et du bourbon
mon aïeul paternel s’éteint
alors que je nage encore
dans ma chambre amniotique
de sang et de phosphore
la tristesse devient ma jumelle identique
une créature aquatique
qui vampirise mes eaux
me submerge de sa vague funèbre
provoquées pour avoir trop traîné
nous, la créature et moi
sœurs des fonds marins
naissons sous le signe du Poissons
toujours la tête sous l'eau
comme un baptême qui n'en finit pas
un baptême où la mort se noie
dans la champagnette
le pur chagrin engourdi par l'ivresse
car on arrose la fête
de mousseux et de fruits de mer
manger boire
prendre l'enfant dans ses bras
s'attendrir sur ses bulles d’air
clapotis de sa bouche qui cherche le sein
pour ne recevoir que la bouteille nourricière
biberon Baby Duck
fracassé contre la coque
message in a bottle
lancée à la mère
feu mon aïeul
laisse dans le deuil
sa veuve, ma mamie
ma seconde mie
et j’hérite d’une petite enfance emmaillotée
dans les langes maternels
dans des bras d’algues enveloppantes
dans les voiles de deux mères endeuillées
car celles qui demeurent
doivent apprendre
à respirer
la tête sous l’eau
la créature est aquatique
car elle se tapit dans les fonds marins de la conscience
la créature est ectopique
car elle se loge dans le non-lieu du corps
la créature est siamoise
car elle s’est soudée à mes os
la créature aquatique n'est pas enfant unique
elle prolifère
et parasite de nombreux spécimens
elle donnait la nausée à Sartre
le pourchassait dans la rue
crustacés et mollusques à ses trousses
hallucinations imbibées de mescaline
la créature aquatique n’épargne pas l’existentialiste
après avoir lacéré des poignets
et siphonné des lignes de vie
la créature aquatique s'est enroulée
autour du cou de Robin Williams
Ô captain, my captain
asphyxie tentaculaire
une fin spectaculaire
plus forte que le Parkinson
la gloire et les rires
the aquatic beast pities no one
Barbara a chanté le mal de vivre
cette créature qui se loge au creux des reins
qui vous prend de rive en rive
qui vient de loin
Barbara savait aussi que
parfois
quand la créature est semée
quand elle se pousse
elle fait place à un feu de joie
une joie si vive si éphémère
éros et thanatos
les deux côtés d'une même médaille
les deux pendants du pendule
le goût de vivre le mal de mer
dans un même mouvement
le balancier
le corps qui exulte
qui irradie
quand la joie est là
Belzébuth le vieux félin
chantait avec Dédé Fortin
« c'est pas d'ma faute si à tout bout d'champs
une joie immense me monte à’ tête
ça arrive comme ça, naturellement
chu chimiquement fait’ pour la fête »
mais quand les feux d’artifice deviennent pétards mouillés
quand le corps se noue se broie
se cisaille de petits poignards sous la peau
quand la noirceur tombe à nouveau
pour une longue nuit
quand le party est fini
on voudrait tous se faire harakiri
alors il faut réapprendre
à respirer
encore
Mamie
ma seconde mie
ma deuxième couveuse
l’aïeule qui survit
malgré tout
le veuvage, l’angoisse, la maladie
elle m’offre en héritage
tout un bagage génétique
ses petites eaux sensibles
ses entrailles fragiles
son corps qui penche
ses états anxieux
sa nature docile
en dépression saisonnière
je l'incarne
sous le front froid d’un cycle de femme
je deviens sa copie difforme
jeune dans une carapace de petite vieille
prostrée dans son fauteuil
la bossue priant Notre-Dame
sa médaille de la Sainte Vierge
épinglée à ses sous-vêtements
sainte Marie mère de Dieu
priez pour mes enfants
dormant droite comme un cadavre
sur un lit de mousse
les mains jointes sur le sternum
en une prière agitée
attendant l'ultimatum
les doigts arthritiques qui se trémoussent
à tricoter tous ses tourments
une mort en arrière, une mort en avant
mon aïeule
tout faire pour que ma carcasse
ne vieillisse pas comme la sienne
rejet de la viande rouge et des viscères
des liens de sang et de chair
refusant de faire boucherie
de mon corps
respirer
encore
tout faire pour que la créature ne me paralyse pas
cultiver mon élan
dompter la peur du loin
rompre les fils
noués
aux ventres
des femmes
de ma famille
trancher les cordons ombilicaux
les boyaux
les nœuds filiaux
couper le câble
jusqu'au refus de la lignée
de la fibre maternelle
demeurer nullipare
ne s’enraciner nulle part
mais la créature aquatique me talonne
she forgets no one
fait des bulles dans ma poitrine
attaque mon squelette
qui courbe l’échine
désarticulations
gorge nouée
mots avalés
marécages sales et encombrés
de sables émouvants
I go back to the womb
la créature aquatique couvre mes paupières
m'étreint de ses tentacules
to go back there
where it all started
but my due date is long passed
elle est délivrée ma date d’arrivée
alors je vous en supplie
puisque plus personne ne prie pour moi
extract me with les forceps
les pinces de crabe de la vie
et arrachez au passage
la créature aquatique
ma jumelle
comme dans les jeux de foire
d’une grande main métallique
expulsez l’intrus de ma cage thoracique
afin que le règne du sang achève
que le rideau se lève
que le velours rouge dévoile enfin
un doux tapis jaune maïs
un ciel sans fin
bleu de gris