Agenda littéraire

Ébréchée (extrait)

Amber O’Reilly (Territoires du Nord-Ouest)

Chandelier de glaçons - Nicole Dextras

Chandelier de glaçons - Nicole Dextras

Photo d’installation, 2014

Ébréchée est une pièce de théâtre en chantier, dont l’action se déroule principalement aux Territoires du Nord-Ouest. Les temporalités s’y confondent pour illuminer les liens entre l’obsession caractéristique du trouble obsessif compulsif, la charge mentale, et la nature comme agent de libération. Dans un univers aigre-doux teinté de réalisme magique, la relation sœur-frère entre Astride et Fred éclate lors d’un camping. L’environnement acquiert une qualité paranormale, dangereuse, dans une reformulation du conflit homme vs nature au féminin, et lorsque Astride se soumet à ces épreuves, lorsque son for intérieur se métamorphose, la nature devient son alliée. Elle quitte la terre et s’envole vers la lune : un accès à la liberté ou un accès de folie? Se liant d’amitié avec son idole Joséphine Cochrane, inventrice du lave-vaisselle, Astride découvre la terrible étendue de son imaginaire ébréché.

Personnages

  • ASTRIDE, début vingtaine
  • FRED, frère d’Astride, mi-vingtaine
  • DR. LUC DESBIENS/POISSONIER/GARDIEN DU PARC, 43 ans
  • JOSÉPHINE GARIS COCHRANE, 74 ans

TABLEAU 7 - JOSÉPHINE

Astride et Joséphine se trouvent sur la lune. 

ASTRIDE
Je pensais que c’était terminé.

JOSÉPHINE
Ma fille, c’est jamais terminé.

ASTRIDE
Dona Nobis Pacem. Je pensais que maman avait arrêté de chanter.

JOSÉPHINE
Je la connais pas celle-là. Tu me l’apprends?

ASTRIDE
Chanter avec Joséphine Cochrane!

JOSÉPHINE
Ça allège le travail, ça fait passer le temps. Tu veux essayer?

ASTRIDE
Dona Nobis Pacem Pacem.

JOSÉPHINE
Dona Nobis Pacem Pacem.

ASTRIDE
Dona Nobis Pacem.

JOSÉPHINE
Dona Nobis Pacem.

Elles poursuivent en canon.

ASTRIDE
Maintenant, c’est terminé? Dis-moi que c’est fini dans ma tête!

JOSÉPHINE
Ta mère t’a donné la chanson, tu me l’as donnée, elle continue. Elle peut jamais se terminer. Quant à nos têtes… Je crois que l’obsession est un canon maudit.

ASTRIDE
Impossible d'y échapper?

JOSÉPHINE
Pour t’expliquer, y faudrait que je raconte tout. Toute mon histoire.

ASTRIDE
Qu’est-ce que vous attendez? J’écoute!

JOSÉPHINE
Une des seules choses que j’ai aimées de ma vie d’épouse à Chicago, c’était de recevoir des invités. Le geste d’accueillir, l’élégance des grandes soirées. En donnant des réceptions, on assurait notre place dans la société. On faisait comme si William buvait pas autant. Comme si les dettes s’accumulaient pas.

C’était une farce. Ce sont les domestiques qui préparaient tout, et qui ramassaient les vestiges à la fin. Je lançais des ordres, c’est tout. Je faisais pas la vaisselle.

Jusqu’à ce que je me rende compte que mon précieux service de table en porcelaine du 17e siècle s’ébréchait à force d’être frotté. Y était pas question que je serve à manger à mes invités dans de la vaisselle ébréchée. Ça aurait fracassé l’illusion de notre grandeur.

J’ai commencé à faire moi-même la vaisselle. Et je me suis vite rendue compte que c’est pas une partie de plaisir. Je me suis affairée à l’invention du premier prototype de lave-vaisselle dans un atelier au fond du jardin. Des jets d’eau, du savon et quelques principes de génie hydraulique. Y fallait que ça marche, avec les dettes que William m’avait laissées à sa mort, ma survie en dépendait.

Je savais que ma machine allait faire fureur, c’était dur de trouver un manufacturier qui me prendrait au sérieux en tant que femme. Les seules offres que je recevais étaient de la part d’hommes qui tentaient de m’acheter la machine plutôt que de collaborer avec moi. Les manufacturiers refusaient aussi de construire les choses telles que je le leur demandais. Impossible pour eux de concevoir que mes idées avaient du mérite. Ça m’a coûté des années de temps et d’argent.

Quand mon désir est devenu une obsession, on disait de moi que je courais dans les rues, du sang plein les yeux en criant: Si personne ne le fait, je le ferai moi-même.

Et bon. C’est ce que j’ai fait. J’ai jamais été riche, mais j’ai pu subvenir à mes besoins.

ASTRIDE
Votre chanson dure toujours. Dites-moi comment vous êtes arrivée ici?

JOSÉPHINE
La nuit de ma mort, la lune était mon assiette ronde et intouchable. Ma bulle de lavande. Je suis partie en pensant très fort à la lune. Et ici, puisque j’ai pus de manoir, pus de domestiques, je veille sur mes abeilles. Elles font leurs ruches les petits cratères.

ASTRIDE
Des abeilles sur la lune?

JOSÉPHINE
Y parait qu’elles travaillaient pas assez fort sur terre, elles produisaient pas assez de miel pour satisfaire à la demande mondiale. Y leur fallait une nouvelle colonie sans néonicotinoïdes.

ASTRIDE
Mais j’ai toujours aimé les néons, ça brille la nuit!

JOSÉPHINE
Je parle pas de lumière, je parle de pesticides, je parle de mort.

ASTRIDE
De l’homme au sommet de la pyramide alimentaire…

Un temps.

JOSÉPHINE
Des astronautes m’ont apporté une ruche en cadeau. Des essais scientifiques classifiés. Je suis devenue apicultrice lunaire.

ASTRIDE
Vous arrêtez pas d’innover! Comment vous les avez connus ces astronautes? Est-ce que les abeilles volent mieux en apesanteur? Et leur miel, qu’est-ce qu’y goûte ici?

JOSÉPHINE
Pleine de questions, je vois. Donne-moi un coup de main et j’essaierai de tout mettre au clair.

Joséphine tend à Astride une éponge et un seau. Elle s’agenouille et se met à frotter la surface de la lune. Astride hésite puis fait de même.

JOSÉPHINE
Rien ne sera jamais impeccable. Y a pas d’absolus.

ASTRIDE
Alors pourquoi vous frottez?

JOSÉPHINE
T’es-tu déjà demandée comment elle fait la lune, pour briller?

ASTRIDE
C’est un reflet du soleil non?

JOSÉPHINE
Oui. Mais le soleil commence tout doucement à s’éteindre. C’est à peine perceptible. Ça se mesure pas, mais ça s’en vient.

ASTRIDE
Comment vous le savez?

JOSÉPHINE
Parce que j’arrive pas à faire pousser de fleurs ici sur la lune. Y a pas assez de lumière.

ASTRIDE
Et les abeilles alors?

JOSÉPHINE
Les astronautes ont emmené des provisions de nectar… Mais tout s’épuise à la longue…

ASTRIDE
La terre s’épuisera sans son soleil. Je crois que c’est ce qu’on m’a appris. Mais que deviendra la lune?

JOSÉPHINE
Pour vous sur terre, la lune est blanche et lumineuse, car mes abeilles et moi on la frotte sans cesse. On la polit, on la décrasse, on la décrotte. On s’efforce de la faire briller pour vous, faire durer l’illusion.

ASTRIDE
Et nous on se butte contre ce qui brille comme des papillons de nuit.

JOSÉPHINE
Vole tant que tu le pourras. Après tout ce que j’ai vécu, je suis persuadée que c’est l’ignorance qui fait la liberté. L’ignorance et le lâcher-prise. Ne pas savoir que ça pourrait aller mieux. Ne pas se douter de sa condition injuste. Parce que dès qu’on le sait, y faut agir. La pression d’agir mène à l’obsession, et l’obsession emprisonne. On peut pas t’accorder ta liberté, on peut seulement te l’enlever.

ASTRIDE
Je crois que je le sais déjà.

JOSÉPHINE
Alors t’es obligée d’agir.

ASTRIDE
Je sais ce que je vais faire.

JOSÉPHINE
Quand tu regardes la lune, rappelle-toi une chose.

ASTRIDE
Oui?

JOSÉPHINE
C’est la friction entre nous qui produit la lumière.

ASTRIDE
La friction… entre Fred et moi, entre moi et le Docteur Desbiens. Entre mes obsessions et ma raison. L’accepter? La voir différemment? La célébrer? Frotter plus fort?

Joséphine se met à chanter Dona Nobis Pacem en accéléré. Les abeilles bourdonnent de plus en plus fort. Noir.

TABLEAU 8: L’APPART

Dans l’appartement, Fred est assis à la table, jonchée de vaisselle sale. Astride entre en scène. Elle regarde la vaisselle, mais ne la touche pas.

ASTRIDE
Je reste.

FRED
On renouvelle le bail?

ASTRIDE
Oui. On appellera demain.

FRED
Comme ça, je t’ai convaincue.

ASTRIDE
C’est Joséphine qui m’a convaincue.

FRED
Joséphine?

ASTRIDE
Voyons, tu sais de qui je parle.

FRED
Ben y me semble que tu parles de moins en moins. T’es tranquille depuis le camping. Est-ce que ça va? Comment ça s’est passé avec le Docteur Desbiens, allez-vous faire d’autres rencontres?

ASTRIDE
J’imagine. Un autre appel à faire demain.

FRED
C’est ça, y est tard.

ASTRIDE
Je vais me coucher.

FRED
Attends, j’ai quelque chose pour toi.

Fred quitte la scène et revient avec un lave-vaisselle sur roues.

FRED
Je t’ai fait une promesse. Pas pire, hein?

Astride ouvre le lave-vaisselle. Un flot de lumière s’en déverse. Elle rentre sa tête et inspecte l’intérieur. Astride prend Fred dans ses bras.

FRED
Je vais toute charger la vaisselle pour faire le premier test! Va te reposer.

Astride quitte la scène et Fred charge les assiettes, les sauciers, les soucoupes, les tasses, les ustensiles dans un grand fracas joyeux. Il ajoute du savon, presse les boutons, referme la porte et quitte la scène. Début du cycle. Vrombissements. Noir.

TABLEAU 9: LE LAVE-VAISSELLE

Au cours de la nuit, Astride entre en scène, seule, et un éclairage faible s’allume au-dessus du lave-vaisselle qu’elle ouvre. La lumière qui en émane a maintenant une couleur lavande. Elle inspire profondément l’odeur de propreté. Lentement, elle sort une à une les assiettes, les sauciers, les soucoupes, les tasses, les ustensiles, en caressant leurs contours et dresse la table. Une fois le lave-vaisselle vide, Astride retire les deux paniers et les place de part et d’autre à terre à côté de la machine. Elle presse les boutons, se faufile à l’intérieur de la cavité vide, regarde le public, puis referme la porte sur elle.

Début du cycle. Vrombissements. Noir.

ASTRIDE (voix hors champ)
Une petite boîte insonorisée où je rentre tout juste.
Mon cou contre ma poitrine, mon ventre contre mes cuisses, mes pieds contre la paroi, mes paumes sur mes genoux. Voilà l’espace qui me revient.
Tous les plats sont propres et maintenant c’est à mon tour.
D’être lavée de toute ma douleur. De mes erreurs et de mes défauts.
Ici à l’intérieur du lave-vaisselle, y a des bulles jusqu’au plafond.

Je fête le mariage entre Joséphine Cochrane, l’inventrice du lave-vaisselle que j'idolâtrais avant de faire sa connaissance, et Sylvia Plath qui a mis sa tête dans le four. Je fête l’union sincère du génie et du désespoir. Je les accueille en moi, ici où l’eau s’infiltre sous mes ongles.

Plus rien ne m’appartiendra, je resterai suspendue dans un tourbillon de lavande.
Mon nom sera centrifuge. Mon nom sera ressac
nerf vague
ganglion
émulsion
échappée
ébréchée.

Puis mon nom se dissipera parmi les astres.
Les bulles éparpilleront ce qui reste de moi.
J’intégrerai la banalité du cycle hydrologique.

Et quand y restera plus d’eau,
je serai un souvenir passager.
Je dérangerai personne.
Je m’attacherai peut-être au bout de l’aile d’un goéland
au velu jaune-noir-jaune-noir de la dernière abeille.

De toute façon, comme le lave-vaisselle mettra cinq cents ans à se décomposer, le plus probable c’est que je m’écoule dans un site d’enfouissement.
Ainsi s’éclatera ma bulle.

Mais pour l’instant, je me laisse
intoxiquer
asphyxier
craquer
arrêter
guérir
noyer
mourir
m’envoler
me dissiper,
partout.

Je suis une nuée de bulles atomiques
et je voguerai
tant qu’y aura de l’oxygène.

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