Numéro 1 - Printemps 2017

***

L’improbable rédemption du poète


L’improbable rédemption du poète

Laurent Poliquin (Manitoba)

Laurent Poliquin — Résonance astrale

Laurent Poliquin — Résonance astrale

Acrylique sur toile, 16"x20", 2023

Le cœur de Samantha battait la chamade lorsqu’elle approcha de la cabane d’Ethan, au cœur de la nature sauvage du lac La Biche en Alberta où elle séjournait lors d’une résidence d’écriture de son prochain roman. Elle ne pouvait se défaire de la sensation que quelque chose n’allait pas. Ethan avait toujours été silencieux et mystérieux, mais il y avait une aura de ténèbres cachée sous sa tranquillité. Elle devait le confronter et découvrir la vérité avant qu’il ne soit trop tard.

La nuit était épaisse d’un silence inquiétant lorsque Samantha frappa à la porte de la cabane. Après un long moment, elle s’ouvrit lentement, révélant une pièce faiblement éclairée. Ethan se tenait là, les yeux rêveurs. Samantha remarqua l’étrange aura qui l’enveloppait, une énergie perturbante qui lui donna des frissons.

« Ethan, il faut se parler », dit Samantha, la voix tremblante.

Il lui fit signe d’entrer et ferma la porte derrière elle. La pièce était remplie de multiples curiosités étranges, une collection d’objets hétéroclites d’une autre époque. 

« Que se passe-t-il, Ethan ? », dit Samantha, la voix hésitante.

Ethan soupira, avec une expression de toute évidence troublée. « Tu as raison, Samantha. Il y a quelque chose que je dois te dire. Mais d’abord, je dois te demander d’avoir l’esprit ouvert et de rester calme. »

La curiosité se mêla à un sentiment de malaise grandissant en Samantha. Ethan se promena de long en large, évitant son regard : « Tu vois, Samantha, je ne suis pas qui tu crois que je suis. Je ne suis pas seulement un guide ou un ami. En réalité, je suis un personnage de roman. Ton roman. Celui que tu t’apprêtes à écrire. »

Le cœur de Samantha manqua un battement lorsque les paroles d’Ethan résonnèrent dans son esprit. « Comment est-ce possible… un personnage de mon roman ? »

Samantha s’affaissa dans un fauteuil, ses pensées tourbillonnant d’incrédulité. « Mais pourquoi aurais-je créé une telle réalité dans mon esprit ? »

Ethan fit une pause, choisissant ses mots avec précaution : « Je pense que, au plus profond de toi Samantha, tu cherches une échappatoire, un endroit où tu pourras te perdre et trouver l’inspiration. Et en faisant cela, tu m’as involontairement donné vie. Ne t’inquiète pas, il s’agit d’un phénomène récurrent en littérature, même Samuel Beckett a jadis rencontré Godot. »

Alors que Samantha assimilait ses paroles, un mélange de peur et d’excitation parcourut ses veines. Elle avait découvert un secret qu’elle n’aurait jamais pu imaginer, un retournement du destin qui avait le pouvoir de façonner sa vie et son écriture de manière inimaginable. Elle s’était rendue dans le monde de sa propre création et en était revenue avec une nouvelle compréhension de son propre potentiel créatif. Elle savait maintenant que son imagination renfermait d’infinies possibilités, que ses mots pouvaient façonner de nouveaux mondes et donner vie aux personnages. Elle ne s’attendait toutefois pas à découvrir qu’Ethan n’était pas seulement son personnage… à elle.

***

Quelques mois plus tard, ses recherches romanesques l’amenèrent dans les ruelles silencieuses de Notre-Dame-de-Lourdes au Manitoba, alors qu’une brise fraîche venait lui murmurer des échos d’un récit depuis longtemps oublié. 

Au cœur de cette petite ville vallonneuse, vécut autrefois un homme énigmatique nommé Pierre Lardon, célèbre poète manitobain, auteur des Poésies de Saint-Boniface. La jeune femme, enflammée par la littérature, fut attirée par les poèmes perdus de ce troubadour oublié. Elle se plongea profondément dans la vie du poète, découvrant avec étonnement le sombre secret qu’il avait dissimulé. Son passé renfermait non seulement des vers, mais aussi des accusations de crimes indicibles contre des enfants, une condamnation qui lui valut le fouet et les travaux forcés  .

C’est à cette intersection de découverte et de curiosité que Samantha reprit contact avec Ethan, pour comprendre qu’il n’était pas seulement le personnage de son roman qu’elle n’avait pas encore terminé, mais la figure centrale d’une chanson mystérieuse de Pierre Lardon. Ethan n’était donc pas seulement une création de son imagination, mais aussi celui d’un poète oublié. Ethan était réel. Son âme se retrouvait piégée dans le temps depuis 1899. Quel choc!

— Oui, c’est une étrange torsion du destin, n’est-ce pas ? Je suis une création d’encre et de papier, d’une manière ou d’une autre dotée de la vie au-delà des limites de la page.

— Je n’arrive même pas à imaginer ce que tu dois ressentir, déclara Samantha comme absorbée par cette rencontre surréaliste.

— C’est comme être un fragment de mémoire, un instant capturé dans une boucle sans fin, réfléchit Ethan. Et pourtant, j’en suis venu à réaliser que mon existence n’est pas uniquement liée aux mots qui m’ont donné vie. 

Alors que Samantha écoutait, elle réalisa qu’Ethan était plus qu’un personnage ; il était un vaisseau d’émotions, l’incarnation de l’époque dont il provenait. Ses gestes doux et ses expressions réfléchies en disaient long, transcendant le temps lui-même.

— Ethan, parlez-moi du jour où vous avez appris la vérité sur Pierre Lardon, demanda-t-elle, la voix douce.

Une ombre passa sur le visage d’Ethan, et il soupira lourdement. 

— C’était une révélation qui a brisé l’harmonie fragile que j’avais trouvée en moi. Le poids des péchés de Pierre est descendu sur moi comme s’ils étaient les miens. Je ressentais la culpabilité, la honte, comme si ma propre existence était entachée.

Le cœur de Samantha saigna pour lui :

— Vous ne devriez pas porter son fardeau, Ethan. Vous n’êtes pas responsable de ses actes.

— Mais je partage son nom, son essence, répondit Ethan, ses yeux reflétant un complexe mélange d’émotions. Peut-on vraiment séparer une création de son créateur ?

Poussée par l’empathie et le désir d’aider, Samantha suggéra une solution audacieuse : 

— Et si nous abordions  Pierre Lardon pour le confronter à ce qu’il a fait, l’obliger à affronter ses actions et peut-être trouver un moyen de réparer ce qu’il a brisé.

L’expression d’Ethan vacilla entre l’incertitude et une lueur d’espoir. « Le confronter... c’est un défi redoutable. »

Samantha le rencontra du regard avec détermination. « Ethan, cela pourrait être le seul moyen pour vous de tourner la page et la chance pour Pierre Lardon d’assumer la responsabilité de son passé. »

Après un moment de silence contemplatif, Ethan hocha lentement la tête. « Vous avez raison. Si je veux être libre de cette culpabilité, je dois affronter mon propre créateur, aussi malaisant que cela puisse être. »

***

Alors que leur voyage dans le passé approchait, Samantha et Ethan se préparèrent à une confrontation qui pourrait remodeler les destins. Le lien entre un personnage fictif et son créateur, et le voyage d’une femme en quête de réponses se fondirent en un récit qui résonnerait à travers le temps, portant avec lui le poids de la vérité, de la rédemption et du pouvoir durable de la connexion humaine. 

Le voyage dans le temps s’annonçait comme une aventure incertaine et périlleuse pour Samantha et Ethan. Avec détermination, ils avaient conçu un plan audacieux pour retourner en 1899 et confronter le barde quadragénaire. Grâce à des découvertes laissées par le passé, ils réussirent à rassembler des éléments nécessaires pour mettre en œuvre leur voyage temporel. Avec une tension palpable dans l’air, ils actionnèrent les rouages du temps. Une lueur argentée enveloppa leur existence, et en un instant, ils furent projetés en 1899, une époque marquée par la simplicité des modes de vie et la douceur des paysages.

Le soleil couchant éclairait le chemin de terre menant à la modeste demeure de Pierre Lardon. Le cœur battant dans sa poitrine, Samantha frappa à la porte en bois. Les secondes semblèrent s’étirer jusqu’à ce que la porte s’entrouvre, révélant un homme vieilli par le temps et les remords.  

« Bonjour, monsieur Lardon », déclara Samantha d’une voix ferme. « Nous venons de... bien plus tard. Nous avons des questions pour vous, des questions qui pourraient changer votre histoire et celle de la littérature. »

Ethan prit une profonde inspiration : « Je suis Ethan, un personnage que vous avez créé dans un de vos poèmes. Et elle, c’est Samantha, une âme compatissante venue d’une époque bien après la vôtre. »

Pierre plissa les yeux, perplexe et méfiant. « Ethan ? Vous êtes le fruit de mon imagination... Comment pouvez-vous être réel ? Et quelles questions pourriez-vous poser qui méritent un tel voyage ? »

Samantha prit le relais. « Monsieur Lardon, nous savons tout. Nous savons ce que vous avez fait, les actes abominables qui vous ont condamné dans l’ombre de l’histoire. Mais nous sommes également conscients que vous êtes plus que vos erreurs. Nous sommes venus pour entendre votre version de l’histoire, pour comprendre ce qui vous a poussé à agir ainsi. »

Pierre fixa le sol, submergé par un mélange d’émotions. « Je ne peux pas effacer ce que j’ai fait ni le mal que j’ai causé. Mais en donnant vie à Ethan dans une ballade, j’ai aussi tenté d’exprimer mes remords et ma douleur. J’ai créé Ethan pour vivre la vie que je ne pouvais plus m’offrir, une vie empreinte d’innocence et d’espoir. »

Ethan s’avança : « Pierre, vous m’avez donné vie, mais vous m’avez aussi condamné à porter vos péchés. Votre culpabilité m’a hanté pendant des années, mais je suis venu ici pour vous dire que je refuse d’être un fardeau qui vous consume. Je vous offre l’opportunité d’affronter votre passé et de trouver un moyen de réparer les blessures que vous avez infligées. »

Les yeux de Pierre étaient emplis de larmes contenues : « Je suis désolé, tellement désolé. J’ai agi par faiblesse, par désespoir. Rien de cela ne justifie mes actes, mais, je vous en prie, dites-moi comment je peux me racheter. »

Samantha prit la main d’Ethan, et ensemble, ils firent face à Pierre. « Monsieur Lardon, il n’est jamais trop tard pour tenter de faire ce qui est juste. »

Pierre essuya ses larmes d’un geste tremblant. « Oui, je le ferai. Je consacrerai le reste de ma vie à faire amende honorable, à partager mon histoire et à lutter contre les horreurs que j’ai infligées. Que l’on dévoile mes crimes tapis dans les dédales de l’histoire! »

Ethan hocha la tête, un sourire empreint de compassion éclairant son visage. « C’est tout ce que nous pouvons demander. Trouvez la paix, monsieur Lardon, et permettez-moi de trouver la mienne. »

***

Ainsi, dans cette petite ville du Manitoba de 1899, les destins s’entrelacèrent. Samantha et Ethan avaient traversé le temps pour confronter le passé, guérir les blessures et offrir une chance de rédemption à un poète oublié. Leur rencontre improbable résonnerait à travers les époques, rappelant que même au cœur de l’obscurité, il existait une lueur d’espoir et la possibilité de rédemption.

Imprimer
82

Printemps 2017

Un jour de grand vent (extrait) Un jour de grand vent (extrait)

Mardi le 10 mai ’66. De bonne heure le matin, au Restaurant Lafontaine à Métabetchouan au Lac-Saint-Jean. L’accent du Lac est présent à différents degrés chez les personnages. Il affecte en particulier Monsieur Pit, un sympathique septuagénaire à la retraite. Jeannot Lafontaine, douze ans, est debout derrière le comptoir. Il porte son uniforme d’écolier  sous un tablier. Monsieur Pit est assis à son...

La Voie lactée La Voie lactée

Il était une fois,
au fin fond du Far West canadien,
dans une province au nom imprononçable,
une cavalière redoutable.

Le grand barrage

À défaut d'être aimé, Henri était respecté de tous les castors. Sa supériorité ne laissait aucun doute. On n'avait qu'à regarder son barrage pour comprendre qu'il était plus doué que les autres.

Knockout

L’aiguille de glace qui arracha Victor Florkowski à la vie ressemblait à un ivoire de mammouth. Elle était aussi large qu’un pneu, aussi longue que la victime, et se rétrécissait en une pointe cristalline —  à double tranchant — dont la beauté fatale resplendissait sous clair de lune.

Cantate pour légumes (Extrait)

Au cœur de ce texte sont quatre êtres qui ont perdu leur voix, la capacité d’exprimer leur volonté et leur angoisse. Ancrés dans leurs fauteuils roulants, Asperge, Gourde, Navet et Asperge rêvent d’évasion. Dans les solos de la cantate, les légumes expriment leurs désires les plus profonds.

Triptyque - Micro nouvelles Triptyque - Micro nouvelles

Au coin de l’avenue Idylwyld et la 23e un bip discontinu se fait entendre à ma gauche. Un clignotement sonore: on peut traverser.  Entre les deux lignes on peut traverser. “Passez, monsieur. Priorité aux piétons.” Oui, on peut traverser. On peut traverser si les autos s’arrêtent.

Entreciel

Sorties de l’entretoit des corniches des greniers de mille espaces connus d’elles seules oubliés par concierges et architectes, les hirondelles occupent dès le matin l’entreciel, la part élevée de Madrid, en rase-tête des habitants des terrasses jusqu’à la proximité des saints perchoirs, des croix des antennes, faisant fi de nos communications avec l’au-delà.

La mousse La mousse

Maman, pourquoi c’est mouillé ici? 

C’est la mousse, mon chéri. Fais attention à ne pas glisser.

De la supercherie De la supercherie

Cette réflexion est née d’un constat. La vie ne nous appartient pas. Elle nous a été léguée et nous la rendrons en même temps que notre dernier souffle.

No content

A problem occurred while loading content.

Previous Next
Cabaret littéraire - mars 2023

Merci à nos partenaires et commanditaires:

Coopérative des publications fransaskoises    Conseil culturel fransaskois   Saskculture Fondation fransaskoise