Révélation entre camiothèque et train des Pignes
Marie-Diane Clarke
Crédit : Marylène Portaneri
Extrait du roman jeunesse en chantier Appel du Sud, de l’Ouest et de l’Orient
Un dimanche après-midi, en 1968, la petite Marie et sa mère se retrouvèrent dans le pré qui s’étendait derrière l’école, dans un village du sud de la France. Celle-ci montrait à sa fille la lettre de l’oncle Martin, dont l’adresse avait une résonance insolite. Marie retint des propos de sa mère que son oncle avait épousé une Québécoise avec qui il était parti dans l’ouest du Canada, pour s’installer sur une petite ferme.
Dans le brouhaha produit par les cris des enfants, elle crut comprendre que la région s’appelait « Sasque Koine ». Ce nom paraissait venir d’une époque antique. Elle se demandait ce que ces mots pouvaient bien signifier. De retour à la maison, elle ouvrit un dictionnaire et trouva la signification du terme Koine : langue du monde grec, avec un accent grave Koinè si on voulait se dire érudit. Elle se sentit plutôt fière de sa découverte linguistique, mais décida d’aller en demander plus à Papi Jules.
De dix heures du matin à quatre heures de l’après-midi, la bibliothèque ambulante de Papi Jules était stationnée non loin du marché. Ce n’était pas une grande camiothèque, et pourtant elle abritait des centaines de romans. Papi Jules avait l’orgueil d’un coq quand il parlait de sa camiothèque qui devenait le mercredi et le samedi le centre du village pour les enfants et leurs mères.
Il racontait parfois aux petits touristes qui venaient regarder ses étagères improvisées qu’il avait un ami en Colombie qui transportait sa littérature ambulante sur le dos de deux ânes. Il concluait, le sourire aux lèvres, qu’il avait plus de chance que son ami colombien car il pouvait transporter jusqu’à mille ouvrages, sans courir le risque de subir les dégâts causés par les pluies torrentielles d’automne.
Un an plus tôt, Papi Jules eut l’idée ingénieuse d’inviter les enfants du village à créer un nom pour sa camiothèque. Mères, tantes et grands-mères accoururent avec leurs petits protégés, enthousiastes à la pensée que l’intelligence de leurs plus jeunes allait briller sur des affiches à la mairie, à l’église et au kiosque à journaux. Marie, ses frères et sa sœur participèrent aux débats animés par Papi Jules. Malgré les cris des enfants et les remontrances des adultes, celui-ci réussit à mener son groupe de volontaires vers une conclusion : « le Moulin à Tintin », tel serait dorénavant le nom qui apparaîtrait sur la portière de la camiothèque. Louis, le frère cadet de Marie, affirmait que les visiteurs se souviendraient mieux du nom « Moulin à Milou ». Mais celle-ci lui rappela qu’un chien, même le plus savant, qu’il soit Milou ou pas, ne saurait jamais lire. Louis avait fini par battre en retraite, mais garda son air renfrogné jusqu’à ce que son grand-père lui offre une glace à la pistache.
Quand Marie évoqua l’oncle Martin et partagea sa découverte étymologique, Papi Jules fit retentir un rire sonore, tout en allant extirper un gros livre de géographie d’une pile d’ouvrages.
- La Saskatchewan au Canada, lui expliqua-t-il, pas la « Sasque Koine ». Ce n’est pas une ville de la Grèce antique. Mais c’est une ville au bout du monde, bien plus loin que la Normandie!
Il lui montra une carte, et pour la énième fois Marie en conclut que son grand-père était le grand dieu des encyclopédies.
- Regarde, on prend le train jusqu’au Havre, on traverse la Manche, on visite Londres, puis on se dirige vers le port, et de là on prend un paquebot et on voyage sur les eaux de l’Atlantique, et enfin on arrive à une ville qui s’appelle Halifax. Puis, on prend le train et on va d’un état à l’autre… non… je dois dire d’une province à l’autre, Winnipeg au Manitoba, et enfin la Saskatchewan.
De retour à la maison, Marie songea à ce long trajet en train à travers ce lointain pays qui était aussi grand que l’Europe. Elle se disait que si elle faisait ce voyage avec sa grand-mère pour aller voir son oncle Martin, elles allaient découvrir de nombreux dialectes, costumes et danses folkloriques, et qu’elles pourraient goûter à toutes sortes de plats traditionnels. Marie avait pris le train seulement deux fois dans sa vie, et les deux fois avec sa sœur, ses frères et sa mère. La première fois, ils se rendaient à Aubagne pour y voir la tante Julie; et la deuxième fois, ils allaient rejoindre leur père qui construisait une villa dans l’arrière-pays niçois, dans un village de moins de 200 habitants appelé Le Fugeret.
Pour ce deuxième voyage, c’est le train des Pignes qu’ils avaient choisi comme moyen de transport. Le voyage dans ce petit train avait laissé de fortes impressions chez Marie, sa sœur et ses frères. Ils avaient lu sur les affiches de la gare de Nice qu’on pouvait vivre « l’une des plus grandes aventures du monde » en prenant la ligne des Chemins de fer de Provence, de Nice à Digne-les-Bains. D’une gare à l’autre, les passagers du train des Pignes pouvaient prendre des photos exceptionnelles, au gré des rivières, des gorges et des forêts. « Un trajet plus spectaculaire que lorsque vous prenez les grands trains de la gare de Nice! », affirmait Papi Jules.
Le père de Marie, monsieur Da Costa, conduisit son épouse et ses enfants à la gare de Puget-Théniers un mercredi matin. Il voulait offrir à ses enfants l’opportunité de monter dans ce fameux train des Pignes qui les projetterait dans les années 40. C’est ainsi que les enfants se retrouvèrent sur le quai, un sourire mystérieux aux lèvres, comme s’ils allaient percer le secret de l’express de minuit. « C’est le vénérable et mythique wagon provençal », avait déclamé le vieux chef de gare. Derrière eux, Marie entendit un sexagénaire impatient bougonner : « Vénérable mythique wagon, mon œil! Plutôt inconfortable, ce tas de ferraille! ».
Les enfants ne prêtèrent guère attention à ces propos malveillants, car ils étaient trop occupés à fixer du regard la locomotive qui s’approchait à petite allure, dans un ralenti propice aux sensations oniriques. Le cœur de Marie grossissait dans sa poitrine, comme lorsqu’en décembre, elle franchissait pour la première fois de l’année les grandes portes du Palais des expositions, les oreilles surprises par le bruit vrombissant des manèges de la foire.
Un son de cloche brisa la rêvasserie de Marie qui se laissa pousser par ses frères. Ils avaient hâte de vivre les secousses de ce train farabuleux, qui semblait avoir été fabriqué rien que pour eux. Ils se serrèrent les uns contre les autres sur des sièges à l’avant. L’employé de la gare leur jeta : « Accrochez-vous bien les enfants! » Dix minutes plus tard, Marie comprit l’importance de ces paroles, car le wagon pantelait, tremblotait, secouait ses passagers tandis qu’il grimpait les montagnes des Alpes-Maritimes, et toussotait quand il pénétrait dans un tunnel. Les soubresauts les faisaient rebondir sur leurs sièges. Les quatre enfants pouffaient de rire à l’approche de chaque tunnel, puis se mettaient à crier. Le vieux monsieur grognon les regardait d’un air sévère. Mais Marie ne craignait pas l’œil réprobateur du sexagénaire. Elle s’inquiétait plutôt à l’idée que leur train des Pignes pouvait basculer dans le vide. Pour se rassurer, elle regardait les quelques traces de neige qui parsemaient les bois de pins, et lorsque le train traversa un viaduc, elle plongea son regard dans le fond vertigineux de la vallée boisée, à la recherche d’un Saint Bernard des montagnes.
Après sa dernière visite à la camiothèque, Marie retourna à la maison, dîna, fit ses devoirs dans sa chambre, et tandis qu’elle enfilait son pyjama et tressait ses cheveux, elle s’approcha de son globe pour repérer Le Havre, Londres, Halifax, Winnipeg, Saskatchewan. Elle se demandait si les trains canadiens étaient aussi rapides que ceux des lignes françaises régulières, ou aussi lents que le train des Pignes.
Un chef de gare avait raconté qu’autrefois, la lenteur du train des Pignes était nécessaire pour permettre aux passagers de ramasser durant le trajet des pommes de pin, appelées « pignes » en provençal. Marie pensa à nouveau à son oncle et à sa famille du Canada. Elle se souvint d’une histoire que son cousin Jacques avait relatée et qui se déroulait à la fin du 19e siècle. Il avait raconté que pour se rendre en Saskatchewan, les colons québécois, belges et français prenaient eux aussi le train. Mais les trains étaient souvent si bondés que les enfants des colons devaient courir sur les voies ferrées, derrière le dernier wagon. Et cela sur des centaines de kilomètres.
Quand la chambre des filles replongea dans la pénombre, les mots de l’oncle Martin continuaient à résonner dans l’esprit de Marie. Elle crut entendre au loin le rire de ses cousins canadiens. Jouaient-ils avec des taureaux et des étalons sur leur ferme? Elle s’endormit, se laissant emporter au-delà de la Méditerranée, bousculée par des changements de pression atmosphérique.
Elle se sentit avalée par une colonne d’air qui l’amena jusqu’à la Baie de Fundy. Elle se souvint alors des plus grandes marées du monde, mais poussée par d’autres vents, elle s’envola vers la rivière Rouge. Elle atterrit finalement sur le sol des Prairies. Elle vit du bleu, du blé, le bord d’une route. Soudain, une danse des chiffres assiégea ses paupières : 1 plus 8 font 9, 2 plus 7 font 9, 3 plus 6 font 9, 9, 9, 9 balles de foin, un billet tout neuf dans une main, sa carte de la Saskatchewan dans l’autre.
Tandis qu’elle franchit la clôture blanche de l’oncle Martin, Marie fut surprise d’apercevoir la camiothèque de papi Jules. Elle vit son grand-père en sortir pour distribuer ses ouvrages remplis d’aventures. Des mains d’enfants s’approchèrent et le sollicitèrent, alors qu’au loin les wagons du train des Pignes traversaient l’horizon cotonneux, se gonflant et se dégonflant comme des ballons à la queue leu leu. Les yeux rivés sur la locomotive, Marie traversa le champ illuminé en direction de la camiothèque.
Elle entendit le bruit assourdissant de mots inconnus qui s’entrechoquaient et s’embrasaient sous les lueurs d’une lune à la paupière dilatée.
Ces mots, Kisiskâciwanisîpiy, Nehiyawak, Mistahimaskwa, et d’autres mots qu’elle n’avait jamais rencontrés grimpèrent par-dessus la clôture. Des pages fécondées par la terre les suivirent, frôlèrent Marie avant d’entourer la camiothèque pour lui donner des ailes et la soulever.
C’est alors que le miracle s’opéra : la camiothèque de Papi Jules retomba sur le sol poussiéreux, disparut un bref instant, puis refit surface, plus haute, à deux étages, comme un autobus à impériale. Marie attrapa une page qui lui apprit qu’en 1941, Mlle Phyllis Thompson fut la première femme à conduire des bus à deux étages au Royaume-Uni.
C’est à ce moment-là qu’elle eut la révélation qu’un jour elle voudrait conduire sa propre camiothèque sur les terres de la Saskatchewan.
Marie-Diane Clarke
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