Numéro 1 - Printemps 2017

***

Le poste de brouillage


Le poste de brouillage

David Baudemont

« Ici Londres. Les Français parlent aux Français. Les forces françaises libres combattent pour la liberté. En Normandie, la ligne de front a atteint les faubourgs de Caen. Les troupes alliées reprennent la ville aux forces allemandes, quartier par quartier. Dans le Nord, Lille est encerclée par les forces alliées. L’aviation américaine bombarde sans relâche les positions allemandes. C’est un rude combat pour la liberté. Qu’importe le sang versé, l’ennemi doit plier l’échine, il est aux abois. »

Voyons ça. Bobine Tesla, condensateur. OK, ça m’a tout l’air d’être un émetteur radio TSF bricolé. Années quarante, quarante-cinq peut-être. Westinghouse…, il y a des composantes américaines. La valise par contre, c’est signé FFI.

Ah ! La résistance !

Ça m’en a tout l’air. Vers 1943 ou 44. Avant ça, il n’y aurait pas eu de matériel Westinghouse.

« Et maintenant, quelques messages personnels. De Louise à Roger : le manchot la serre dans ses bras. Je répète. De Louise à Roger : le manchot la serre dans ses bras. De Moulin Rouge à Rose trémière : le fantôme n’est pas bavard. Je répète. De Moulin Rouge à Rose trémière : le fantôme n’est pas bavard. »

Là, si je ne me trompe pas, c’est le récepteur, quatre composantes en série dont un démodulateur, tout ça relié par du simple fil de fer de clôture. Et ça…

Du verre ?

Quelques fragments. Est-ce que ce serait… mais oui, c’est un reste de tube sélectron !

Un tube quoi ?

Un tube sélectron, une des premières mémoires électroniques à lampes. Remarquable !

Ah ! Et en quoi ?

Il n’a été inventé qu’au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Ça voudrait dire que ce poste date de 44 au plus tôt.

L’année du débarquement !

Peut-être.

Et cette mémoire aurait servi à quoi ?

Aucune idée. Stockage de données chiffrées. Un code par exemple ?

« De Germaine à Alouette : le grand-père a des nœuds dans sa barbe. Je répète. De Germaine à Alouette : le grand-père a des nœuds dans sa barbe. Et maintenant quelques nouvelles du front ; dans le Nord, la population civile soutient nos résistants, plus déterminés que jamais. Fermiers, cantonniers, ouvriers et cheminots prêtent main-forte à l’armée des libérateurs. »

Cette tache brune sur le fond, c’est quoi ?

De l’acide de batterie, je pense. L’oxydation des composantes métalliques est avancée. Le cuivre a presque été entièrement dissous, il reste quelques bouts de fils noyés dans un amas de sulfate de cuivre.

Ce qui ressemble à du sel ?

Oui, voyez-vous, tout ça devait marcher avec une batterie automobile transportée à dos d’homme. Il a dû se produire une fuite à un moment donné.

À Lille, les panzers allemands se sont regroupés dans l’est de la ville et forment une poche de résistance. La majorité des régiments d’infanterie ennemis battent en retraite. En zone occupée, nos résistants sabotent les voies de chemin de fer et les ponts. La victoire est proche, citoyens français, vos efforts ne seront pas vains. Les mimosas sont en fleur. Je répète : les mimosas sont en fleur.

Là, on ne sait pas très bien ce qui est relié à quoi. On a des lampes, une série de résistances, un interrupteur, ici…

C’est donc une pièce unique ?

… un modulateur de fréquence, si je ne me trompe. Nom de Dieu, mais ça m’a tout l’air d’être un radiogoniomètre !

Un quoi ?

Un radiogoniomètre.

C’est-à-dire ?

Un mini-poste de brouillage ! Bon sang, celui qui a conçu ça savait ce qu’il faisait ! Mais avec une si petite puissance, il fallait se trouver tout près de l’ennemi pour que ça marche. Gonflé !

Hier, les B-17 américains ont pilonné les aciéries de Lens transformées par l’ennemi en usine de fabrication de munitions. Sur le terrain, nos unités de renseignement nous ont confirmé que la production avait cessé. C’est un pas décisif vers la… »

Si je comprends bien ce que vous me dites, c’est un émetteur-récepteur et une unité de brouillage, tout ça sur du carton bouilli et de la taille d’une valise. Avez-vous jamais entendu parler d’une telle machine ?

 

Pas d’un poste de ce type. Des émetteurs TSF dans des valises, oui, c’était fréquent mais ça, non.

De Gisèle à d’Artagnan : le garde-manger est dans la remise. Je répète. De Gisèle à d’Artagnan : le garde-manger est dans la remise.

Peut-on espérer la reconstruire ?

Je ne sais pas. Dans cet état… il faudrait des mois… c’est sans garantie. Il y a pas mal de bouts qui manquent. On joue aux devinettes. Il s’agit d’extrapoler ce qui manque à partir de ce qui reste.

C’est vous l’expert. Est-ce faisable ?

On peut essayer. Je n’ai pas le temps moi-même. Il faudrait y mettre un étudiant, quelqu’un de déterminé.

De Campanule à Poulette : le Polonais est alcoolique. Je répète. De Campanule à Poulette : le Polonais est alcoolique.

J’ai quelqu’un qui se passionne pour cette période, Dieu sait pourquoi. Peut-être que… Vous avez un budget ?

Ça peut se trouver. Le 75e anniversaire du débarquement approche, les bourses se délient… On pourrait imaginer ce petit bijou au centre d’une exposition, diffuser des enregistrements de l’époque. Qu’en pensez-vous ?

Je ne sais pas, c’est votre domaine. Il faudrait que je contacte cette personne, en parler avec elle.

Ne réfléchissez pas trop longtemps, l’argent part vite ailleurs.

Je ferai de mon mieux.

Les carottes sont cuites. Je répète : les carottes sont cuites.


David Baudemont

David Baudemont

David Baudemont est né en France et réside depuis plus de vingt-huit ans à Saskatoon. Artiste visuel, écrivain et dramaturge, il a écrit de nombreuses pièces de théâtre, romans jeunesse et essais. Il illustre lui-même ses ouvrages. Lauréat des Saskatchewan Book Awards et finaliste du prix Saint-Exupéry, ses livres ont un rayonnement international. En 2015, il a publié Lignes de Fuites, un essai sur le thème des Prairies illustré à l’encre et au fusain.

Article précédent Premier pas
Prochain article La poussée de croissance
Imprimer
4903

Printemps 2017

Un jour de grand vent (extrait) Un jour de grand vent (extrait)

Mardi le 10 mai ’66. De bonne heure le matin, au Restaurant Lafontaine à Métabetchouan au Lac-Saint-Jean. L’accent du Lac est présent à différents degrés chez les personnages. Il affecte en particulier Monsieur Pit, un sympathique septuagénaire à la retraite. Jeannot Lafontaine, douze ans, est debout derrière le comptoir. Il porte son uniforme d’écolier  sous un tablier. Monsieur Pit est assis à son...

La Voie lactée La Voie lactée

Il était une fois,
au fin fond du Far West canadien,
dans une province au nom imprononçable,
une cavalière redoutable.

Le grand barrage

À défaut d'être aimé, Henri était respecté de tous les castors. Sa supériorité ne laissait aucun doute. On n'avait qu'à regarder son barrage pour comprendre qu'il était plus doué que les autres.

Knockout

L’aiguille de glace qui arracha Victor Florkowski à la vie ressemblait à un ivoire de mammouth. Elle était aussi large qu’un pneu, aussi longue que la victime, et se rétrécissait en une pointe cristalline —  à double tranchant — dont la beauté fatale resplendissait sous clair de lune.

Cantate pour légumes (Extrait)

Au cœur de ce texte sont quatre êtres qui ont perdu leur voix, la capacité d’exprimer leur volonté et leur angoisse. Ancrés dans leurs fauteuils roulants, Asperge, Gourde, Navet et Asperge rêvent d’évasion. Dans les solos de la cantate, les légumes expriment leurs désires les plus profonds.

Triptyque - Micro nouvelles Triptyque - Micro nouvelles

Au coin de l’avenue Idylwyld et la 23e un bip discontinu se fait entendre à ma gauche. Un clignotement sonore: on peut traverser.  Entre les deux lignes on peut traverser. “Passez, monsieur. Priorité aux piétons.” Oui, on peut traverser. On peut traverser si les autos s’arrêtent.

Entreciel

Sorties de l’entretoit des corniches des greniers de mille espaces connus d’elles seules oubliés par concierges et architectes, les hirondelles occupent dès le matin l’entreciel, la part élevée de Madrid, en rase-tête des habitants des terrasses jusqu’à la proximité des saints perchoirs, des croix des antennes, faisant fi de nos communications avec l’au-delà.

La mousse La mousse

Maman, pourquoi c’est mouillé ici? 

C’est la mousse, mon chéri. Fais attention à ne pas glisser.

De la supercherie De la supercherie

Cette réflexion est née d’un constat. La vie ne nous appartient pas. Elle nous a été léguée et nous la rendrons en même temps que notre dernier souffle.

No content

A problem occurred while loading content.

Previous Next

Merci à nos partenaires et commanditaires:

Coopérative des publications fransaskoises    Conseil culturel fransaskois   Saskculture Fondation fransaskoise