L’oreiller
Ian C. Nelson
Illustration : Zoé Fortier
Je suis un de ces oreillers qui assument le poids des fantasmes du rêveur. Plus précisément, je suis l’oreiller bien habitué à bercer l’imagination d’un certain Gérard, âgé de vingt-sept ans, un mètre quatre-vingt-dix, soixante-dix-neuf kilos, cheveux noisette bouclés et, sur les joues, une barbe de deux jours omniprésente.
J’ai la forme d’un demi-tunnel qui appuie bien la nuque en gardant la tête ancrée dans son fossé pour assurer le repos et aider le sommeil rapide et paisible de mon maître. Je partage le chef du lit avec mon jumeau, oreiller prêt à recevoir la tête de la blonde de l’heure… qui sera d’ailleurs rousse, car Gérard est assez fixé dans ses prédilections quant à la gent féminine.
À cette heure, Gérard est au téléphone. Il se masse inconsciemment en préparant une sortie : un dîner champagne puis cinéma – de préférence Imax ou au moins salle VIP – avec un film qui met en vedette Ryan Gosselin ou Johnny Depp pour monter le sang de sa conquête proposée.
C’est une préparation qui se répète dans la chambre de Gérard à l’approche de chaque ouiquinde.
C’est une scène qui se rabâche aussi le week-end terminé.
Ouiquinde… week-end ? La prononciation est identique, mais depuis la lecture d’un roman de Sartre, Gérard garde l’orthographe excentrique dans la tête. « Ma vie mérite bien un cachet existentiel, » dit-il en formant une moue en cul-de-poule.
Jugeons-la nous-mêmes en revenant aux séductions proposées et aux week-ends accomplis ou ratés de notre héros.
Les conquêtes, c’est comme la guerre à petits assauts, n’est-ce pas ? Pour Gérard, hélas la plupart du temps, c’est un mouchoir blanc qui marque ses ébats dans les tranchées nocturnes. Il finira par se creuser une part de confort entre les deux tunnels jumeaux que nous sommes. Que ne ferait-il pas pour pouvoir confectionner une rencontre qui se termine en cataclysme orgasmique ? Un véritable exploit à raconter à ses copains, quoi ? Hélas, la tête dans le creux que nous lui présentons, mon jumeau et moi, Gérard passera encore une nuit blanche. Il s’essaiera au moins à engager une créativité rabelaisienne pour des racontars à ses copains, mais il finira dans un pugilat d’oreiller qui durera jusqu’à l’aube, ponctué finalement par une empoignade bien désobligeante. Ma foi, on devrait nous apprécier bien davantage !
Le scénario ne varie jamais. Les rousses lui tiennent toujours la dragée trop haute à Gérard. Nous, ses compagnons fidèles, serons bien usés avant que cela ne change !
Entre-temps, la literie se moque royalement de nous, les jumeaux privilégiés qui reçoivent en principe le meilleur des rêveurs de génie, car nous devenons ces nuits-ci les dommages attitrés des guerres de la frustration.
…
Je suis l’oreiller éreinté et aplati, trop habitué à couver l’imaginaire d’un certain Gérard, âgé de cinquante-deux ans, un mètre soixante-neuf, quatre-vingt-trois kilos, cheveux grisonnants, une barbe de cinq jours et des moustaches qui sentent la bière sans bulles.
Ian C. Nelson
Décédé le 1er février 2024, Ian C. Nelson était metteur en scène et acteur bilingue (plus de 115 mises en scène et 130 rôles) et était membre du comité qui a mis sur pied la revue À ciel ouvert.. Il a animé le Cercle des écrivains de la Troupe du jour pendant plusieurs années. Sa propre pièce La Chambre blanche a reçu le prix SATA (Saskatoon Area Theatre Award) 2013-2014 pour la dramaturgie. Récipiendaire d’un « Lifetime Achievement Award » en 1996, il a été intronisé en 2014 au Temple de la renommée du Théâtre Saskatchewan en reconnaissance de ses activités dans le développement du théâtre en français et en anglais en Saskatchewan. Des exemples de ses micronouvelles (devenu son genre préféré) ont été publiés dans À ciel ouvert, la chronique « Horizons » de l’Eau vive, et dans Bref! (Éditions du blé, Saint-Boniface).
4656