La soupe de trois jours (extrait)
Sharon Pulvermacher
Sharon Pulvermacher
Sharon Pulvermacher est née en 1953 à Bruno, en Saskatchewan. Elle habite avec son mari, Bernard Laplante, à Regina.
Elle détient un baccalauréat en beaux-arts (avancé) en céramique et un baccalauréat en éducation de l’Université de la Saskatchewan.
Depuis plus que trente ans, Sharon utilise l’aquarelle pour faire connaître les paysages canadiens.
Elle fait partie de la communauté artistique visuelle fransaskoise depuis longue date.
Dernièrement, elle a intégré ses intérêts en éco-psychologie, shamanisme et son rôle d’accompagnatrice des mourants, pour créer des œuvres visuelles qui explorent notre connexion spirituelle avec tous les êtres de la Terre.
Ses œuvres se retrouvent dans des collections privées à travers le Canada, la France et l'Australie.
En écrivant et en illustrant le conte intitulé 'La soupe de trois jours', Sharon explore un nouveau genre d’expression artistique. Dans sa démarche de création littéraire, elle explore les concepts d’amour kénotique (au service des autres), de relations avec la mort et les Ancêtres lumineux et des interactions avec les êtres autres-que-humains.
Elle remercie le Conseil Culturel Fransaskois pour son appui financier et le Cercle des écrivains de la Troupe du jour pour leur accompagnement.
L’hiver était déjà dans l’air alors que La Vieille ramassait les derniers légumes de la saison. Les tiges sèches des oignons ne faisaient que glisser entre ses doigts ankylosés. Les pommes de terre lui semblaient plus profondément enfouies que par les années précédentes. Sa robuste bêche devenait de plus en plus lourde avec chaque coup. Même le vent froid l’empêchait de fredonner son chant habituel de gratitude.
Soudain, son amie Chouette émergea de la dense forêt d’épinettes sans le moindre bruissement d’ailes. Elle plongea trois fois sur La Vieille. La première fois, Chouette émit un cri perçant. La deuxième, elle laissa tomber une longue plume qui vint se piquer dans les tresses de La Vieille. La troisième fois, Chouette tomba morte à ses pieds. Son corps frémissait encore quand La Vieille la ramassa et enfouit ses doigts dans le duvet chaud de cet être cher. Pendant un long moment, elle contempla son bec d’ébène, ses yeux dorés et ses serres puissantes. Dans un geste solennel, elle souleva le corps de Chouette vers le ciel, se tourna lentement vers chacun des quatre points cardinaux et lança une lamentation déchirante.
Le deuil et la confusion l’envahirent. Quel pouvait être le sens de la mort mystérieuse de Chouette ? Et cette plume ? Une bourrasque glaciale provoqua chez elle un frisson d’angoisse. Elle venait de comprendre. Chouette annonçait la mort. Il ne lui resterait que peu de temps à vivre ici-bas.
***
La Vieille vivait seule dans un petit gîte enfoui dans la forêt boréale. Ce gîte marquait un point important sur une route de pèlerinage, car pour les pèlerins, il était le dernier arrêt avant l’étape finale et le retour au quotidien. Qu’ils soient de simples marcheurs ou d’intrépides chercheurs de pistes spirituelles, tous les pèlerins faisaient ce dernier arrêt chez La Vieille. De plus, la halte était connue pour son hospitalité cordiale.
Le gîte était une basse structure de bois rond recouverte d’une toiture de tourbe. À l’intérieur, un âtre massif en granite dominait l’unique pièce. Un gros chaudron de soupe mijotait toujours sur le feu. Une longue table et des bancs sculptés en pin permettaient aux pèlerins de manger tout en partageant leurs aventures. Des petits lits étaient placés contre les murs. Des panneaux de quenouilles tissées assuraient une certaine intimité aux dormeurs. Une atmosphère de paix régnait dans ce lieu.
Jeune femme, elle avait été séduite par les lieux et l’accueil chaleureux des hôtes lors de son premier pèlerinage. À cette époque, elle cherchait à comprendre sa place dans le monde. Les hôtes, un vieux couple, s’étaient montrés particulièrement généreux envers elle, en partageant leur sagesse et leurs nombreuses expériences de vie. Le gîte devint un milieu riche d’apprentissages et elle y retourna souvent.
Le vieux couple lui montra comment combler les besoins des pèlerins avec savoir-faire et générosité. Quel atout que de pouvoir confectionner un baume de saule blanc pour étendre sur des chevilles endolories ou de savoir appliquer de la laine riche en lanoline sur des ampoules. En plus, le vieux couple l’amena à offrir ses services sans réserve. Nul pied n’était trop abimé pour ses sensibilités. Nul état d’esprit n’était trop en désarroi.
Vivre avec ce vieux couple l’amena à apprécier les habitants de la forêt. C’est ainsi qu’elle en arriva à compter Chouette parmi ses meilleures compagnes. Avec le temps, elle put comprendre ses rauques appels territoriaux, ses claquements d’agitation et ses chuchotements intimes. Elle apprit aussi à être patiente et persévérante en observant Chouette, immobile pendant des heures avant de fondre sur sa proie. Il lui arriva même de partager de la viande avec Chouette lorsque la chasse était difficile et que ses petits étaient affamés. Elles en virent à entretenir une relation de respect et de réciprocité.
Illustration de Sharon Pulvermacher
Le vieux couple lui fit aussi explorer une source de soutien inattendue : les Ancêtres lumineux. Qui aurait su que nos Ancêtres continuaient à veiller sur nous une fois que leur cheminement sur Terre était complété ? Elle leur dédia un petit autel où elle déposait une offrande quotidienne comme un cône d’épinette, une fleur d’aubépine ou une aile de libellule. Au fil du temps, elle constata leur présence dans ses rêves et même dans les synchronicités du jour. Elle se mit à partager ses découvertes et ses peines avec eux, en leur demandant conseil quand la vie lui pesait trop. Les Ancêtres étaient généreux envers elle, particulièrement en ce qui avait trait aux pèlerins.
Ces derniers l’avaient affectueusement surnommée La Vieille parce qu’elle les accueillait toujours comme une grand-mère bienveillante l’aurait fait. Elle leur ouvrait la porte en offrant un banc pour s’assoir, une soupe faite maison et une oreille ouverte à l’écoute. En plus, elle les invitait tous, quels qu’ils soient, à passer la nuit sous son toit. Le lendemain, après un petit déjeuner chaud, elle leur faisait ses adieux en chantant une courte bénédiction. Les pèlerins quittaient le gîte d’un pas léger, les pensées éclaircies et l’esprit apaisé. Après leur départ, elle préparait son cœur et le gîte à recevoir les prochains pèlerins.
Arriva un temps où le couple ne fut plus en mesure de s’occuper du gîte. Ils demandèrent à La Vieille de venir vivre avec eux et de les aider à accueillir les pèlerins. Elle accepta avec joie. Les années passèrent et sa tendre relation avec le vieux couple s’approfondit. Puis, par un jour de grand froid, alors que tous deux étaient allés chercher de l’eau à l’étang, ils tombèrent à travers la glace. La Vieille les retrouva morts gelés. Elle dut utiliser toutes ses forces pour les ramener au gîte. Comme le sol était gelé, elle eut à veiller les corps pendant plusieurs mois. Elle les plaça dans l’abri à bois, où ils étaient protégés des éléments. Mais malgré tous ses efforts, La Vieille n’arrivait pas à les protéger entièrement de la petite belette. C’est ainsi que La Vieille devint l’apprentie de la Mort.
Au printemps, lors de la floraison des amélanchiers, elle confia les corps de ses bien-aimés à la Terre. Inspirée par les Ancêtres, La Vieille créa une simple cérémonie d’adieux. Elle les oignit d’un baume parfumé de fleurs de chalef. Elle proclama leur grande sagesse et leur ineffable gentillesse. À la fin, elle chanta son chagrin et mit leurs corps en terre.
Le lendemain, elle conclut ce rite de passage en coupant ses tresses et en les mettant au feu. Dans sa jeunesse, ses cheveux étaient comme des brins de soleil qui couronnaient sa grande taille et elle en était fière. Petite pointe d’orgueil, elle ne les avait fait couper que rarement. Par ce geste, elle se consacrait humblement au gîte, aux pèlerins et à la Vie.
Illustration : Sharon Pulvermacher
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