Appartenance
Jocelyne Verret
Jocelyne Verret
Titulaire d’une maîtrise en Études françaises de l’Université de Sherbrooke, Jocelyne Verret est publiée dans plusieurs genres (roman, pièce de théâtre, livres éducatifs pour enfants en immersion française et essais). Ideas, de la CBC, diffuse son poème Chinese Laundry, tandis que La Société Radio-Canada transmet sa traduction française de la vidéo A Midsummer’s Ice Dream/Songes d’une nuit d’été sur glace tournée à Edmonton. Première présidente francophone de la Stroll of Poets d’Edmonton, elle se produit en spectacle, souvent accompagnée de musiciens professionnels, à Edmonton, à THE WORKS INTERNATIONAL 2017 et à Stephansson House. Jocelyne anime des ateliers d’écriture, fait de la traduction simultanée, mène des recherches pour l’ONF, enseigne le français à l’Université de l’Alberta, est journaliste, radio et télévision, auprès de CBC-SRC à Edmonton.
J’appartiens à la marée montante qui sillonne mes veines.
Elle a chaloupé ma tendre enfance aux résonances des
dory (doris), aboiteaux, homards, clams et moules.
J’appartiens à ce vent du suroît et à son compagnon du Nord-est.
L’Atlantique coule dans mes veines,
ses courants ont déposé en moi le savoir de mes aïeux.
Ma bouche entrouverte hulule le chant des baleines,
mammifères cétacés qui ont nourri mes ancêtres basques.
De grands voyageurs, des goélands, me soulèvent
et je vogue comme un cerf-volant sans arrimage
au-dessus d’anciennes mers intérieures devenues plaines.
Ces goélands, qu’on penserait égarés, survolent l’Alberta.
Ils se font un chez-soi où qu’ils se trouvent,
à la grande joie des Acadiens de l’Est établis dans l’Ouest.
Quand le mal du pays veut s’installer,
le vacarme des goélands rappelle à qui veut bien l’entendre
qu’on peut être chez soi n’importe où au pays.
Un sens d’appartenance s’installe au gré de rencontres,
d’expériences de vie, de luttes langagières, d’éducation et de travail;
il s’installe dans le cellier de ma mémoire.
Puis, un bon jour, le passé maritime de l’Ouest,
enfoui sous les Rocheuses, perce les replis montagneux
et dévoile leurs secrets : des coquillages jumeaux de ceux de l’Est,
des coquillages recroquevillés sur eux-mêmes depuis l’âge dévonien.
Ils lovent en leurs replis des récits historiques
que je parcours fébrilement du bout des doigts,
tel un aveugle lisant un message en braille.
Le cliquetis de ces squelettes maritimes
enfouis sous des strates millénaires
tambourine un code morse, m’invite à m’étendre
parallèle au jaune serin du colza et au pourpre royal du lin,
à coller ma joue aux fossiles des fruits de mer,
aux striures en colimaçon qui engraissent le sol où paissent les bisons,
à planter mes racines à mon tour, à m’ancrer à cette terre d’accueil.
Les Rocheuses sont des sorcières bienveillantes;
elles tissent des toiles d’arrimage auxquelles on peut s’agripper
quand le vent du doute nous chaloupe sur le lac Maligne,
au-dessus de montagnes inondées par des mers préhistoriques.
Le brouillard danse autour des conifères de Spirit Island,
lieu sacré des Cris des montagnes et de leurs frères et sœurs.
Dans ce pehonan*, des gouttelettes distillent la sagesse autochtone,
rappellent nos liens communs, les voyagements ancestraux,
des Maritimes jusqu’à l’Alberta en passant par le Québec.
Une buée incantatoire égrène des chapelets de possibilités,
chatouille les narines, se pose sur nos visages crispés,
les lisse en une toile de fond ouverte aux découvertes,
aux souvenirs qui dansent sur des eaux immémoriales.
Ces longs tentacules mémoriels enjambent les frontières,
nous tendent à la fois la main et des boîtes à malice
aussi déroutantes qu’une mer endiablée,
se greffent en nous, nous accompagnent
sur notre parcours de citoyens du monde.
*Pehonan : lieu de rassemblement réunissant divers peuples autochtones.
977