Face de chameau
Louise Dandeneau
Mona pousse l’énorme chariot sur lequel sont empilés choux frisés, épinards, bettes à carde, laitues romaines. Elle regarnit les étalages quand deux de ses jeunes collègues passent près d’elle. Le premier dit au deuxième du coin de la bouche : « Quin, v’là Face de chameau ». L’autre rit de bon cœur. Mona ne répond pas, mais quand elle se rend compte qu’elle malmène les légumes fragiles, elle les place avec plus de soin en jetant un coup d’œil autour d’elle pour vérifier que le superviseur n’est pas dans les parages.
Mona avait le visage long, le nez et la bouche en saillie, un peu de duvet sur la lèvre supérieure. Sa tante Hermione fut la première à la surnommer « Face de chameau ». Elle lui disait qu’elle ne se marierait jamais avec une telle tête. Son corps en forme de poire n’allait pas arranger les choses, ajoutait la tante, vieille fille qui habitait chez les parents de Mona depuis toujours. En fait, comme le chameau, le seul trait gracieux qu’elle possédait était ses gros yeux brun foncé, bordés de cils touffus. C’était peut-être ainsi qu’elle tomba dans l’œil de Marcel. La tante et les parents ne voyaient pas autre chose. Malgré l’âge avancé et les dents de travers déjà jaunies par le tabac et le café, Marcel faisait bonne figure. Sa bonne humeur naturelle gagna la faveur des parents, mais la tante Hermione ne l’aimait pas.
Mona ramène le chariot vide dans l’entrepôt et le remplit de choux blancs, de betteraves, de courges et de pommes de terre. Elle avait été forte quand elle avait commencé cet emploi quarante ans auparavant. Aujourd’hui, à l’âge de soixante-deux ans, elle a moins de tonus musculaire. En s’en allant vers l’étalage, elle sent la mollesse de ses hanches élargies et de ses seins tombants, la peau flasque sous ses bras. Et elle traîne les pieds plus souvent qu’avant.
Mona avait dix-neuf ans quand elle épousa Marcel, lui en avait quarante-trois. Ses parents et sa tante avaient honte, car elle portait déjà un enfant. Pour sa part, Marcel rayonnait de joie. La tante disait qu’elle avait eu bien raison de ne pas faire confiance à cet homme. La mère de Mona lui cousit en catastrophe une robe de mariée, contente que la silhouette disgracieuse de sa fille cacherait un certain temps son péché.
Le jour du mariage, les parents étaient sombres, la tante avait le bec pincé, Mona avait la nausée, Marcel affichait sa bonne humeur habituelle.
La nuit des noces, Mona rêva qu’elle accouchait d’un poisson.
Mona retourne le chariot dans l’entrepôt. Elle jette les caisses de carton vides dans la benne à ordures et prend des caisses d’oranges, de pamplemousses, de pommes et de bananes. En sortant, elle voit s’approcher une femme qui, en apercevant l’aspect bougon de Mona, décide de tourner les talons pour demander au jeune qui avait insulté sa collègue plus tôt où se trouvent les champignons. Il sert la cliente avec un sourire obséquieux. Puis il passe à côté de Mona, fait semblant de ne l’avoir pas vue, heurte son chariot avec le sien et fait tomber quelques pommes. Lorsqu’elle se penche pour les recueillir, elle entend un clic – il prend une photo avec son téléphone, marmonne en tapant « Le gros cul à Face de chameau » et la publie dans Instagram. Elle se lève rapidement et tire la langue. Il fait une grimace, elle ne sait donc pas qu’elle est encore plus grotesque quand elle fait cela ? Il s’éloigne, la laissant seule pour ranger les pommes, ce qu’elle fait de sorte à dissimuler leurs meurtrissures.
Entre ses dents pourries à lui et sa face de chameau à elle, le bébé sera pas mal laid, ricanait la vieille tante Hermione. Remarque, des fois deux personnes laides peuvent faire un beau bébé. Espérons-le dans ce cas-ci.
Plus le ventre de Mona grossissait, plus elle devenait malade. Elle dut rester alitée les dernières semaines. Un jour, Mona sentit sous elle un liquide chaud. Elle crut d’abord qu’elle avait mouillé le lit, mais comprit enfin que ses eaux venaient de crever, sans qu’il y ait eu signe précurseur ni mouvement dans son ventre.
Marcel la conduisit à l’hôpital sans dire un mot. Mona accoucha d’une fille qu’ils prénommèrent Sarah. La petite ne pleurait pas, avait les yeux légèrement bridés et bouffis, la bouche épaisse, la fontanelle très prononcée.
Mon petit poisson, songea Mona en embrassant son bébé.
Elle ramène le chariot et jette les caisses vides. Puis elle se joint à trois autres femmes qui s’installent à la table de pique-nique pour la pause. Les femmes parlent de leurs enfants et petits-enfants, Mona sourit avec politesse, rit aux bons moments, émet des gémissements de plaisir comme les autres. Après la pause, elle met sur le chariot brocolis, choux-fleurs, carottes, poivrons et vaque à sa tâche.
Lourdement handicapée. Le médecin lui dit cela, le regard compatissant. Mona ne l’écoutait plus quand il dressa la liste de choses que la petite ne ferait jamais pourvu qu’elle vive assez longtemps pour s’y essayer. Marcel pleura et se tint à l’écart de ce petit être criblé de complications. Mona caressa sa petite fille, lui chuchota des mots doux, mais Sarah ne réagit pas.
Son petit poisson n’atteignit jamais ses deux ans. Une larme s’échappe, Mona s’en débarrasse vite. Elle regarde longtemps le chou-fleur qu’elle a dans les mains, le cajole un instant, le place soigneusement. Puis elle se ressaisit, ce n’est qu’un légume après tout, et se remet au travail.
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