À ciel ouvert 9 - Automne 2022

Numéro spécial consacré à: 

Identités marginalisées, diversité et esprit d’inclusion
dans le théâtre de l’Ouest canadien

Conférence présentée les 29 et 30 octobre 2022 à Saskatoon, Saskatchewan
par le Collectif d’études partenariales de la Fransaskoisie,
l’Université de la Saskatchewan, et Acfas Saskatchewan.


 

Créations théâtrales

Paul Ruban

Aérosol

Paul Ruban

I
 

Lorsque sa femme lui demanda pourquoi ses doigts étaient bariolés de couleurs, Manuel secoua vite l’arbre dans sa tête pour y faire tomber le premier mensonge :

– J’avais une présentation au boulot aujourd’hui. Genre mind map, sur un gros rouleau de papier à chevalet. J’ai utilisé une tonne de marqueurs.

Il accentua le mot « tonne », le traînant en longueur, comme pour justifier l’arc-en-ciel qui avait éclaboussé ses mains. Il les tenait devant lui, à paumes ouvertes. On aurait dit un assassin repenti, maculé de sang.

Aussi subtils fussent-ils, son regard fuyant et son petit coin de sourire le trahirent, et Linda reconnut en ce langage corporel l’une des preuves flagrantes que Châtelaine avait dressées dans un article qu’elle avait lu le mois précédent chez le dentiste, intitulé « Dix signes que votre mec vous trompe ».

Ses yeux s’embrumèrent, même si elle s’était juré de dompter ses émotions.

– T’es un mauvais menteur, fit-elle doucement. Tu l’as emmenée à une autre soirée peinture, comme la dernière fois ? Faudrait penser à varier un peu le répertoire, coco. Elle va s’ennuyer sinon.

– ‘Coute. Ça fait mille fois que je te dis qu’il n’y a personne, mille fois que tu ne veux pas me croire. Je te donne mon portable, mes mots de passe… Qu’est-ce que tu veux de plus, tabarnak ! ?

La gifle qu’elle lui assena avait beau claquer comme un fouet, c’est à peine s’il cilla. 

II

Ping. Au-dessus des portes de l’ascenseur, le triangle vert s’alluma.

Lumineux petit symbole de libération. Manuel sentit en lui la même poussée d’endorphines qui le traversait, de façon pavlovienne, chaque jour à la même heure.

Les portes s’ouvrirent. Manuel joua des coudes pour se frayer une petite place dans la forêt de costards-cravates dont il faisait partie. Il pencha la tête par en arrière, soupira, laissant le plafond cuivré lui renvoyer son visage, hagard, détaché de ce tapis de crânes vus de haut.

Lorsque les portes se refermèrent, les corps les plus exposés se replièrent en masse, à la manière d’une méduse géante qui se contracte. L’onde provoqua une petite bousculade, et au cœur du remous un bras fit tomber la mallette que Manuel tenait à la main. Elle s’écrasa au sol avec fracas, s’ouvrit brusquement et laissa choir son contenu, une demi-douzaine de bombes de peinture aérosol.

Pas un bruit, à part le ricochet métallique de billes dans leurs cylindres.

Manuel sentit une mitraillade de regards glacés et de sourires narquois se poser sur lui.

Il entendit la voix railleuse d’un collègue, depuis l’autre coin de l’ascenseur.

– Banquier de jour, Bansky de nuit ? Hein Manny ! ?

On avait démasqué un intrus, une poule bouffonne dans un terrier de renards. 

III

Aux lueurs du crépuscule, Manuel enclenchait sa routine.

En face de la gare du train de banlieue, dans la toilette d’un Tim Hortons : se changer en jeans et un vieux hoodie troué. Commander un beigne crème Boston, si faim il y a. Traverser la rue. Longer la clôture qui bordait la voie de service. Dépasser le passage à niveau. Continuer à marcher jusqu’à la courbe dans la voie, un angle mort où personne ne pourrait le voir. Là, lancer sa mallette de l’autre côté et ramper à plat ventre à travers une petite brèche dans la barrière. Marcher encore un peu plus loin, jusqu’au tunnel.

Ce n’est que lorsque l’obscurité souterraine l’avait complètement avalé, que Manuel mit son masque respiratoire et se permit d’éclairer ses pas à la lumière de son portable. Quand il arriva au pan de mur recherché, il posa sa mallette. Il y sortit les bombes de peinture, les secoua, et reprit le travail qu’il avait laissé le soir précédent, une fresque débordante de couleurs inspirée de la Vénus de Botticelli. Au loin, deux autres graffiteurs le saluèrent en silence, d’un petit hochement de tête.

Manuel glissa ses écouteurs dans ses oreilles. Le rythme de la musique nourrit le rythme de travail, donnant vie à de grands mouvements de bras, fluides et gracieux. Il reculait parfois, en plein milieu de la voie ferrée, pour se donner une perspective d’ensemble de son œuvre, tout en sachant se cacher en boule dans une alcôve à proximité, lorsqu’il apercevait des rais de phares du coin de l’œil.

Conscient de ce temps précieux seul avec son art Manuel travaillait d’arrache-pied. Il y avait quelque chose de mystique dans la ferveur qui bouillait dans ses veines, et plus le temps passait, plus le taggueur sombrait dans une transe déchaînée. C’est en se perdant dans les éclats de la chevelure de la Vénus, dorée, ondoyante, que de fines particules de peinture jaune et blanche l’ensevelirent tout entier, jusqu’à le baigner d’une lumière aveuglante.


Paul Ruban

Paul Ruban

Né à Winnipeg, Paul Ruban a grandi à Ottawa. On peut lire ses nouvelles et poèmes dans diverses revues et anthologies. Son premier recueil de nouvelles, Crevaison en corbillard (Flammarion Québec), s'est vu décerner le prix Trillium 2020.

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À ciel ouvert numéro 9

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Les artisans de ce numéro

Coordination de la publication :
Jeffrey Klassen

Comité de rédaction :
Jeffrey Klassen, Marie-Diane Clarke, Henri Biahé, Jean-Pierre Picard, Mychèle Fortin

Auteur·e·s :

  • Mamadou Bah
  • David Baudemont
  • Estelle  Bonetto
  • Michael Bowden
  • Marie-Diane Clarke
  • Rémi Labrecque
  • Yvette Nolan

Illustration de la page couverture: 
Marylène Portaneri

Mise en page et mise en ligne :
Jean-Pierre Picard

Parrainage et hébergement du site :

Coopérative des publications fransaskoises

Ce numéro d'À ciel ouvert est le fruit d'un partenariat avec le Collectif d'études partenariales de la fransaskoisie

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