La poussée de croissance
Jean-Marie Michaud
Au restaurant-terminus de mon village natal, un hochement suffit, et Josette approche avec sa carafe. – « Celui-là dort encore. », se lit dans son regard. Elle n’a pas tout à fait tort…
Elle remplit ma tasse à ras bord. Les yeux entrouverts, j’essaie d’apprivoiser mon « allongé » du bout des lèvres, sans trop me brûler.
Mon voyage m’a déposé au rivage des rites de passage de mes jeunes années. Un aller-retour, c’est bien court pour naviguer les sentiers du cœur. Josette vient m’encourager : « L’autobus passe jusse dans une heure, vous savez… prenez vot’temps. »
J’observe ses gestes attentionnés à travers la vapeur éphémère de mon café.
Je me revois des années en arrière, à douze ans, debout de bonne heure derrière le comptoir du restaurant de mon père. Je sers le déjeuner à Monsieur Pit, mon client préféré. À mes yeux d’écolier, c’est un bonhomme chanceux. En plus de chauffer le camion de la voirie à travers le village, il habite au bord du lac, pas loin du quai. L’été, il peut plonger quand ça lui tente dans les vagues sauvages des jours de grand vent…
Je mets le nez dehors ce jour-là, par un formidable matin de mai. Malgré les rafales, j’ai mis de côté ma canadienne et mes mitaines. Le creusage de tunnels dans les bancs de neige est terminé depuis déjà longtemps. L’eau glisse le long des trottoirs comme un ruisseau de diamants. Comment ne pas sauter dedans ? J’arrive essoufflé au collège, un peu mouillé, mais content.
La cloche me ramène sur terre avec les retardataires. Ça sent la cire et le grand ménage dans les couloirs glissants. Monsieur Bouchard – notre concierge – voit tout, mais ne dit jamais rien. Il frotte, un point c’est tout.
J’entre dans ma salle de classe et reçois aussitôt une balle de papier en plein front.
Mes amis félicitent François pour son exploit.
– « Eille, vous autres… ! »
Je ris avec eux et la relance de la main gauche dans sa direction. J’attrape le nez du p’tit Deneault dans la première rangée. Il me regarde tout étonné.
– « ‘Scuse… J’ai pas fait exprès. »
Dans le rire général, je reprends ma place près des fenêtres…
Dehors, les balançoires valsent au gré du vent dans la cour désertée.
– « Un orage se prépare dans la distance, on dirait… »
Je surveille la porte en attendant l’entrée du père Collard.
Alain Boivin approche à pas de souris. Il est souvent le dernier arrivé…
Je le sens hésiter avant d’entrer.
Jusqu’à l’automne, c’était un petit feluette, plein de taches de rousseur, mais là, il a grandi pendant l’hiver…
On a tous les mêmes uniformes à boutons dorés, pantalon gris et chemise blanche, avec une cravate rouge. La sienne semble l’étouffer. Les manches de sa chemise dépassent d’une longueur celles de son veston. Le pire, c’est son vieux pantalon…
Il flotte, de travers sur ses chevilles, au-dessus de ses bottillons.
François lui lance en le voyant : « Eille Boivin ! Y’a-t’y d’l’eau dans ‘cave chez vous ? »
Figé au seuil de la porte, Alain baisse la tête et rougit jusqu’aux oreilles.
François en profite : « Voyons Alain ! ‘Pleure pas… Tu vas rouiller encore pire. »
Je pouffe de rire avec les autres même si je ne dirais jamais une chose pareille.
La cloche retentit au plafond. Alain sursaute ! Il échappe son cartable.
Ses papiers s’éparpillent à ses pieds… Aussitôt derrière lui, le père Collard l’apostrophe : « BOIVIN ! Ramasse tes affaires ! ALLEZ ! Mains molles… GROUILLE ! »
François agite les poignets en chuchotant : « Mains molles, mains molles… »
Les copains rigolent. Alain ferme les yeux et serre les dents. Son visage se crispe…
Malheur !! À l’étonnement général, son pantalon se tache d’urine. Le temps s’arrête à l’instant.
Impuissant, Alain courbe l’échine et oscille en silence… La voix du père Collard éclate : « M O N P’T I T B Â T A R D ! » Un frisson parcourt la classe jusqu’à la dernière rangée… Alain détale aussitôt vers la sortie.
– « BOIVIN ! REVIENS ICITTE. I-CITTE, J’AI DIT !! »
À l’autre bout du corridor, la porte claque comme le tonnerre. Le collège tout entier résonne.
En entrant dans la classe, notre professeur s’emporte :
« QUE C’EST QUE VOUS Y AVEZ FAIT ENCORE VOUS AUTRES… ?
BANDES D’INNOCENTS ! ALLEZ ! PRENEZ VOS CRAYONS !
VOUS ALLEZ VOIR… » On ne rit plus.
Dans une avalanche de craie blanche, le père Collard gribouille des équations bizarres sur le tableau noir. À son insu, le soleil danse dans son dos…
Je me perds dans les barbots gravés sur mon bureau, testaments d’écoliers qui m’ont précédé. Mon index glisse sur un bonhomme pendu. Un chien jappe à ses pieds. Mon stylo dessine une flaque d’eau…
Je refais surface à la récréation et jase à voix basse avec mes amis. On a déjà vu le père Collard se fâcher, mais personne ne s’attendait à voir Alain réagir comme ça.
D’habitude, il encaisse un peu mieux.
L’odeur baladeuse d’une soupe savoureuse me ramène au présent.
Josette s’affaire devant la soupière du restaurant… Son arôme vient chatouiller mes narines et me transporte jusqu’à chez nous, au sortir de l’enfance, devant l’entrée de notre cuisine.
– « Dis donc maman… C’est-y bien compliqué rallonger des culottes ?
– Des culottes ? » Je la vois m’examiner avec son œil de couturière.
« Tourne donc pour voir… Bien, tes culottes…, y’ont pas besoin d’être rallongées.
Sont belles de même. Pourquoi tu demandes ça mon’tit-homme ?
– C’est pas pour moi. C’est pour Alain. Tsé, l’garçon à Monsieur Boivin…
Y fait rire de lui à l’école parce que les siennes sont trop courtes.
– Ah oui… ? Pauvre enfant… J’en parlerai à son père quand je le verrai.
Allez… Viens manger ta soupe. »
Josette m’interpelle en recouvrant la soupière : « Monsieur… » J’ouvre les yeux.
« Votre autobus arrive ! – Oh...! Déjà ?…. Merci Mademoiselle. »
Je vide en vitesse mon café tiède pour chasser ma torpeur.
Josette dépose un beau bol bien fumant devant un client. J’en prendrais bien un moi aussi. La prochaine fois peut-être…
Dans le ronron du moteur au repos, une bourrasque pourchasse la poussière soulevée par l’autocar. Le monstre avale un à un ses nouveaux passagers sans se presser. Il frémit sur place avant de reprendre la route.
À l’abri, dans mon fauteuil confortable, je repars de mon village comme un étranger ; l’ancien restaurant de mon père a disparu il y a si longtemps…
Aux abords de la rivière, nous longeons le cimetière. Alain y repose en paix maintenant. On ne rira plus jamais de lui.
Après deux jours sans venir à l’école, deux jours sans même rentrer chez lui, Monsieur Pit a trouvé son corps sur la grève, tout près du quai.
Il est venu annoncer la nouvelle à papa après le départ de l’ambulance.
– « Pauv’ti-gars. Y’avait perdu ses culottes. »
Le lendemain, après l’école, le vent s’était calmé.
Le cœur en compote, je suis allé marcher sous la pluie fine, au bord du lac, très loin du quai. Sur la rive apaisée, un pantalon gris comme le mien flottait dans l’eau.
Pétrifié, je n’osais m’en approcher. J’avais le vertige, comme si j’allais être emporté… J’ai respiré longtemps avant de pouvoir le ramasser. Puis j’ai couru pour le rapporter.
Maman l’a lavé « comme il faut », avant de se pencher à sa machine à coudre…
et l’allonger avec mes vieilles culottes de sixième année…
Je suis allé chercher son mouchoir le plus doux dans son tiroir parfumé,
en voyant ses larmes couler sur ses joues et tomber en taches sombres sur le tissu fané.
– « Tiens maman… – Viens ici Jeannot… »
À ma surprise, elle m’a serré dans ses bras comme jamais dans ma vie.
C’était mon tour d’avoir les yeux dans l’eau…
– « Voyons mon trésor… Si ça continue comme ça, va falloir remettre ces culottes-là dans ‘sécheuse. »
Tendrement, maman a essuyé mes yeux, avec un sourire…
Après avoir coupé le dernier petit fil de sa couture, et repassé avec soin le pli du pantalon rallongé, elle me l’a confié.
– « C’t’enfant-là ‘montera pas au ciel avec les fesses à l’air.
Va vite leur porter ça, au salon funéraire. »
En arrivant là-bas, c’était comme entrer dans un autre univers.
Monsieur Boivin se tenait là, figé, le regard vide comme un robot débranché.
À chacun des visiteurs, je l’entendais répéter : « Il a grandi si vite… », comme pour s’excuser.
Trois jours plus tard, on remplissait l’église… Notre curé s’est surpassé dans l’angélisme. Il a parlé de l’or pur…, de l’amour rayonnant dans le cœur des enfants. Même François avait les yeux rouges.
De retour au collège, il avait changé…
– « Eille…, Lebel !…. François ! »
C’est à peine s’il répondait quand on l’appelait par son prénom.
Après ce jour-là, il ne se moquait de personne autour de lui et ne donnait même plus de jambettes aux plus petits. Nous autres, on le regardait, bien étonnés…
Chaque matin, Monsieur Pit revenait au restaurant pour déjeuner.
Je lui servais son café comme d’habitude, quand il m’a demandé :
« T’as pas l’air dans ton assiette mon p’tit Jeannot. Ça’va pas à l’école ?
– Non-non… C’est correct à l’école…
– C’est quoi d’abord ?
– Ch’sais pas.
– T’as l’air en peine depuis l’décès du p’tit Boivin… Tu penses à lui ? »
J’ai regardé le plancher…, puis j’ai hoché la tête. Après un long soupir…, j’ai relevé les yeux vers lui.
– « Comment vous faites pour savoir ça Monsieur Pit ?
– Ahhh… C’est l’école de la vie, faut croire… »
Avec son regard bienveillant, il a hoché la tête lui aussi.
« Tu viendrais-tu au cimetière, après la classe ? J’ai besoin d’un coup d’main.
– Ah oui ? » Par le rideau entrouvert de la cuisinette, papa m’a dit : « Vas-y… »
À l’heure convenue, je me suis rendu là où reposait Madame Boivin. Le nom d’Alain n’était pas encore gravé, mais je savais qu’ils s’étaient retrouvés.
Dans l’odeur de la terre humide fraîchement remblayée, Monsieur Pit m’a montré comment planter un joli rosier, sans abîmer ni ses racines, ni ses épines.
Bien plus tard, il m’a enseigné comment le tailler. Depuis ce temps, je reviens faire un tour au village au printemps.
Ce matin encore, après l’aurore, le vent m’a porté quand je suis arrivé.
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