Numéro 5 - Printemps 2019

Serge Ben Nathan 8

Le scaphandrier

Serge Ben Nathan (Colombie-Britannique)

Biotope

Biotope

David Baudemont - Aquarelle et fusain sur papier

Bien avant l’accident, il avait déjà envie de cette eau froide, cristalline et épaisse à la fois qu’il nommait la glacière de l’âme humaine. Une eau d’une profondeur infinie, dans laquelle la pesanteur n’avait plus d’importance. Cette profondeur glacée était pour lui comme le fascia de l’océan qui retiendrait toutes les âmes qui l’ont traversé depuis des millénaires jusqu’au moment présent. 

L’accident ne lui avait servi que de catalyseur. La force brute qui l’avait poussé d’un être aimant courir dans la nature à un être cassé, allongé sur un lit, avait transformé cette envie en une quête. 

Ces cinq dernières années, il n’y avait pas un jour sans que ses pensées, ses rêves, ses prières, ses actions ne soient concentrées sur ce Graal qui l’habitait, plonger dans la baie de Tadoussac avec le but bien précis de regarder les baleines dans les yeux. Se sentir l’égal de ces merveilleuses licornes, ces tendres pachydermes de l’océan, si énormes et si légères à la fois. 

La légèreté lui manquait. 

Depuis la tragédie, ce manque de légèreté avait fait naître en lui une sensation de petitesse qu’il avait à combattre à chaque instant. 
Dans ce combat, une alliée avait doucement fait son nid à l’intérieur de lui-même, une voix lui murmurant que sa libération passerait par l’acceptation de quelque chose de plus grand que lui. Et très vite, le murmure devint un cri. Son cri de bataille.

Alors, s’il fallait se sentir petit dans la vie autant que ce soit parmi les géants.

Dans sa tête il était prêt. Il avait tout mis dans son entreprise, avait recruté les ingénieurs les plus en avant dans la recherche sous-marine et, après des années de travail acharné, l’équipe l’avait réalisé, un scaphandre qui pouvait atteindre de grandes profondeurs, conçu pour des personnes en difficulté somatique, de la plus légère à la plus grave comme la sienne. C’était son scaphandre. 

Il avait insisté pour être le cobaye à chaque étape de la recherche. Cette extraordinaire invention qui était née pour servir le plus grand nombre de personnes avait été en fait conçue pour lui. Elle devait lui offrir une liberté de mouvement et d’autonomie inégalée dans les eaux glacées de Tadoussac. 

La plus petite partie de son corps serait contrôlée par cette enveloppe à la mécanique miraculeuse.

L’équipe sur le bateau est composée de trois ingénieurs en constante communication avec lui.

À l’intérieur du casque, une voix douce lui demanda s’il était prêt. Il fut étonné par la clarté de la transmission, avec le sourire il répondit d’un petit mouvement de tête. Le robot porteur, ancré sur le bateau, de ses énormes pinces le souleva et, avec une infime délicatesse, le déposa dans l’eau glacée. Il ne sentit même pas les énormes bras hydrauliques se détacher de lui, ne voyant par le hublot du scaphandre que le soleil couchant disparaître parmi les bulles. 

Il se laissait descendre dans cette magnificence, le mariage du ciel et de l’océan et, lentement, entrait dans la nuit. Sur l’image virtuelle des commandes, de son regard, il alluma la lumière extérieure. Une lumière douce, créée pour distiller la scintillance du soleil pénétrant la profondeur de l’océan, les baleines n’en aurait même pas peur. 

Il se stabilisa à 250 mètres.

Il était ému. 

Grâce à son scaphandre entièrement recouvert de micro-capteurs intérieurs et extérieurs, un miracle s’opérait, il sentait les vibrations de la vie proche et lointaine avec la douce sensation d’être entouré d’amis. Il ferma les yeux et se concentra sur une zone précise de son corps. Les vibrations perçues donnaient naissance à des images, certaines floues, d’autres plus précises, d’êtres semblant tous droit sortis d’un bestiaire fantasmagorique. Et pourtant, il reconnaissait ces images, les rorquals bleus, les fantomatiques bélugas, les globicéphales noirs, il était assailli de mammifères peuplant ces eaux depuis des millions d’années. Il murmurait leurs noms, cela l’apaisait. Ouvrant les yeux, il s’aperçut que tout autour de lui régnait le plus grand calme, et que ma foi, il était bien tout seul, pour l’instant. 

C’était le travail de la glacière, la mémoire du fascia océanique.

Il s’immobilisa.

Ces images venues du passé le renvoyèrent au jour où il rencontra…

10 années plus tôt, 
un dimanche place de la Bastille, Paris.

Cela fait trois fois que l’on fait le tour, il est temps de sortir de ce manège, la conférence va commencer sans nous!

Au volant, elle riait, lui, sans en montrer aucun signe, était en admiration devant sa désinvolture, une légèreté faite d’insouciance. Pourtant, tout de suite il avait découvert une profondeur dans ses yeux, les yeux de quelqu’un qui laissait sa pensée dicter les réponses.

Arrivée directement de Genève le matin même, La Société OCEAN DEEP, organisatrice de la conférence, lui avait demandé si elle pouvait passer le prendre, et gentiment elle avait répondu oui. 

Ils se retrouvaient tous les deux coincés dans sa Mini-Cooper bleue, circa 1962. Petite, très petite. Il était gêné par cette intimité forcée, et pourtant, il se laissait envahir par son rire si clair. Se déplaçant brusquement sur sa droite, elle s’engouffra dans le boulevard Bourdon, roula jusqu’à la Seine, prit la rue Morland, passa le pont, tourna à gauche sur le Boulevard de la Bastille et s’enfonça dans les dessous du parking Bastille-St Antoine. 10 minutes plus tard, ils étaient assis à une table faisant face à 2 000 spectateurs.

Lui venait parler de son entreprise spécialisée en sous-marin et scaphandre en grande profondeur. Ils étaient au bord d’une grande découverte et laissait fuir quelques indices pour attirer de nouveaux investisseurs.

Elle, étudiait la présence des différentes populations d’animaux marins et leur répartition sur les grands fonds marins.

En l’écoutant parler avec tant de passion, il trouvait que cela lui allait assez bien de travailler sur cette originale biodiversité habitant des lieux aux noms de science-fiction, les plaines abyssales, fosses sous-marines ou les dorsales océaniques. 

En quelques heures, il était tombé amoureux d’une femme qu’il trouvait magique, pleine de la luminescence du vivant des ténèbres.

Le Silence de la baie de Tadoussac.

Il n’avait pas senti ses pensées partir se joindre aux microparticules de plancton flottant comme autant de fantômes. Ce qui le sortit de son évasion c’est d’entendre son propre rire. Il riait! Il y a tellement longtemps qu’il n’avait pas ri, tellement longtemps qu’il ne s’était entendu rire, sentir une force tirer les deux coins de sa bouche vers le haut, sentir ses abdominaux travailler par secousse. Peut-être, à la façon de quelqu’un qui aurait perdu une jambe semble ressentir parfois une envie de la gratter, il avait la sensation fantôme que son corps était secoué énergiquement par son rire. Une émotion extrême l’envahit. Il pensait son corps presque dénué de sensation, oui presque, parce que cela lui était arrivé brièvement parfois de ressentir une forme de sensation sourde lors de caresses ou de massages. À chaque fois que cela se passait, la place sur son corps était différente. L’éclair d’espoir était toujours suivi d’un désarroi, d’un sentiment de défaite.

Avec le temps, il avait réussi à trouver une place neutre dans son cerveau. En ce sens, il s’était rapproché des baleines qui dorment en utilisant la moitié de leur cerveau et en changeant de moitié quand le besoin se fait sentir.

Il était arrivé à combattre ses dépressions en trouvant une position d’équilibriste, juste entre les deux moitiés de son cerveau, et il faisait appel à ce dont il avait besoin dans le moment. En fait, cela s’était fait tout seul, organiquement. Il y trouvait une forme de paix.

Il écouta la résonance de son rire dans son casque en regardant la blancheur brumeuse de la nuit océanique, avec pour étoiles du plancton phosphorescent.

Pour la première fois depuis 5 ans, il oubliait son corps et se sentait en osmose complète avec ce qui l’entourait. 

Il se laissa descendre quelques mètres, gentiment, sans secousses, les infiniment petits propulseurs faisaient leur travail. Il était content. Son équipe avait fait un travail de miniaturisation extraordinaire et c’est lui maintenant qui récoltait les miracles. Il savait aussi que le labeur de cette équipe, dans les années qui s’annonçaient, serait récompensé et prendrait une valeur impensable. Toutes ces inventions allaient bouleverser non seulement la recherche sous-marine, mais aussi la recherche spatiale, la médecine,  les recherches les plus spécialisées, la vie de tous les jours pour le commun des mortels. Grâce à ces chercheurs passionnés, un nouveau monde s’ouvrait. Il vérifiait cela à chaque seconde passée dans cette eau gelée. Son scaphandre était un magnifique cocon.

Venue de nulle part, une forme blanche, éthérée, surgit devant lui pour disparaître aussitôt. Il ne s’y attendait pas, il eut peur.  

La voix dans le casque lui demanda si tout allait bien, un changement dans sa respiration avait été remarqué.
-    Oui, j’ai été surpris par un mouvement autour de moi dont je ne peux expliquer ce qui l’a créé.
-    Remonte, on fait le point.
-    Non, tout va bien, vous avez fait un travail magnifique avec le scaphandre, tout est parfait. 
 

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Les artisans de ce numéro

Artiste invitée : 
Louise Dandeneau

Auteurs :
Claudine Audette-Rozon
Estelle Bonetto
Louise Dandeneau
Paul Ruban
Seream C.H.

Coordination de la publication :
Sébastien Rock

Comité d’édition :
David Baudemont,
Jean-Marie Michaud,
Ian C. Nelson,
Jean-Pierre Picard,
Sébastien Rock

Comité de lecture :
Charles Leblanc,
Gisèle Villeneuve, 
Marie-Diane Clarke

Webmestre et mise en page :
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Parrainage et hébergement du site :
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