Numéro 5 - Printemps 2019

Joëlle Boily 98

Chouette

Joëlle Boily (Colombie-Britannique)

En sortant de l’hôpital, Loisy s’accorde un instant pour observer le mouvement des passants. Ils se déplacent comme si. Alors qu’elle. Depuis une semaine. Une semaine complète aux « soins » des bras aseptisés de l’état. Consignes médicales et banderole de comprimés en offrande à son estomac vidangé.     

Soulagée de ne plus être ficelée sur un lit d’hôpital, la jeune femme se détourne de l’établissement médical. Malgré l’éloignement, ses membres hésitants portent le souvenir violacé d’injections « pour vous sentir mieux ». Elle a quitté sa chambre blanche, mais des sensations pathologiques la poursuivent. Loisy se demande s’il est possible d’expérimenter le phénomène du « membre fantôme » envers des tubes gastriques. Mais elle ne lance pas la question au monde. Non, ça ne serait pas prudent. Ce type d’interrogation offre un aller simple vers la bonté médicale. La jeune femme a compris qu’il vaut mieux ne pas partager ses réflexions. Elle les plie en un minuscule petit carré qui prend immédiatement la forme de l’oubli et s’avale. 

Loisy inspire bravement alors que son souffle trébuche dans son œsophage pillé. Bonjour monde. Il ne répond pas. La jeune femme baisse la tête. Elle constate sans surprise que ses souliers n’ont rien à ajouter. Elle remarque des doutes agrippés à son ombre. Des suppositions se bousculent dans son pinball cérébral. Que s’est-il passé durant son internement ? Qu’advient-il de l’Équilibre Universel ? Le processus de rebalancement global a-t-il été déclenché ? 

Ouf

Petit mardi

Les questions deviennent des plumes transperçant son épiderme. Qui pour sa part, frissonne. Miam, il est bon d’être dehors. Loisy savoure, mais ne se leurre pas. Elle sait qu’à chaque fois qu’un médecin lui signe un billet de sortie, le compte à rebours jusqu’au prochain internement s’enclenche.

Avec courage, la jeune femme traine son ombre de plomb sur le trottoir. Les souvenirs lui pèsent. Une myriade d’émotions chatouille ses narines jusqu’à l’extrémité de son bec. S’aidant de ses serres pour calmer une démangeaison, elle contourne son appendice qui se dresse dur comme de la corne. 

- Mais ça déconne complètement là.

Loisy se persuade que les médicaments administrés à l’hôpital sont la cause de ces étranges sensations qui la pourchassent. Pour se changer les idées, la jeune femme cligne de ses trois paupières et pivote sa tête à 270 degrés. 

Ces émotions lui ont creusé le tube intestinal. Loisy a faim. Hors des murs aseptisés, elle peut enfin manger autre chose que cette texture indéfinie servie sur les plateaux beiges de l’hôpital. Affamée, elle fond subitement sur un téméraire cloporte n’ayant pas regardé ses angles morts avant de s’extirper de son terrier. Tout en déglutissant l’encas croustillant, la jeune femme s’étonne de la célérité avec laquelle elle a capturé l’insecte. Au même moment, une légère brise du nord s’engouffre dans la couronne de plumes qui entoure son visage, lui permettant de répertorier les sons qui l’entourent sur une carte en deux dimensions. Avec précision, la jeune femme se saisit du conjoint de l’insecte et n’en fait qu’une becquetée. 

Rassasiée, Loisy atteint sa destination : le zoo. Avec étonnement, elle constate que son premier réflexe en sortant de l’hôpital a été de se diriger vers son lieu de travail. À son arrivée, elle est surprise de constater qu’il n’y a pas de préposé à la guérite d’entrée du zoo. La jeune femme présume que l’employé est en pause ou alors que le pauvre est coincé au service à la clientèle, aussi appelé : Zone de déversement maladroit de préoccupations personnelles sur un étranger sous un prétexte anodin. Qu’à cela ne tienne, en une envolée Loisy s’élève au-dessus de la clôture et franchit l’enceinte qui lui a tant manqué durant son hospitalisation. Enfin de retour ! I’m back baby, hulule-t-elle ! Les trompettes du triomphe tambourinent dans son système de sonorisation sensoriel. En deux battements d’ailes, la gardienne du zoo atteint le bassin des éléphants de mer. Elle est émue de retrouver ces mammifères à l’apparence rustre. Trente-sept mois déjà qu’elle les dorlote et les soigne. Trente-sept mois et onze jours : la précision mathématique constitue une zone de confort pour Loisy. Lorsque la boussole terrestre perd de son magnétisme, elle se réfugie sous les chiffres: trente-sept mois en emploi. Cent-vingt-sept-mille-sept-cent-cinquante milligrammes de comprimés avalés dans la dernière année, quatre-vingt-deux mouchoirs fripés pour éponger les larmes de vingt-et-une rencontres décevantes, quatre-cent-trente-et-une tasses de thé réconfortantes, dont cent-douze ont refroidi avant d’être bues. Loisy positionne les chiffres dans son décor quotidien tel de petits ancrages où elle s’amarre au besoin.

Répondant à tous leurs besoins, Loisy a constaté que, malgré leur apparence de limace aquatique surdimensionnée, les éléphants de mer sont coquets. Ils ont une façon différente de le manifester, c’est tout. Elle leur en est reconnaissante.

Malgré sa tête de chouette ébouriffée, ses vieux amis marins reconnaissent Loisy dès qu’elle atterrit sur le bassin. Heureux, ils lui offrent un chant glorieux inspiré de celui entonné par Pénélope au retour d’Ulysse le trainard. Attendrie, Loisy plonge tête première dans le bassin des bêtes pour se goinfrer d’une sardine. Cette dernière se demandait justement s’il s’agissait d’un quartier sécuritaire pour y élever ses alevins. La voilà renseignée.

La jeune femme se dépose sur le bord du bassin, ses serres enlaçant une branche du décor en stuc. Ses ailes sèchent, alors que les sucs digestifs de son estomac s’activent. Comme tu le sais, les rapaces avalent leur proie tout entière, d’une seule goulée. Cette technique représente une économie considérable en termes d’ustensiles de cuisine et de temps de préparation. Une fois cloîtrée dans l’antre intestinal, la proie (rongeur de tout acabit inclus, aucun traitement différentiel n’a cours ici), la proie donc est réduite en bouillie par l’action gastrique. Pendant que la chouette déglutit, le centre de tri met de côté les denrées non comestibles : os, poils, plumes, alouettes, non merci, au revoir et bye. Déclassés, les vestiges du rongeur parcourent le sentier intestinal en sens inverse pour être recrachés sous forme de pelote. Sans la laine. Ni la tendresse d’une grand-mère qui te tricote un chandail. Comme l’a maintes fois déclaré la BBC, l’analyse d’expectorations animales permet de déterminer avec précision la diète du cracheur. La pelote d’une chouette (celle recrachée, pas la tricotée) se distingue par sa complexion riche en os presque intacts. Comme quoi, si les oiseaux de proie tenaient un blogue de santé nutritionnelle, on s’épargnerait un discours paléo en vogue.

L’haleine baignée de jus de sardine, ravie d’avoir retrouvé les éléphants de mer, Loisy s’élance maintenant vers la Grande Volière. Elle a besoin de savoir ce qu’il est arrivé à Gaspard, ce confrère discret devenu un complice le temps d’un songe de libération mondiale. Loisy s’ébouriffe en ressassant leur fantaisie commune : offrir de la douceur à cette planète cannibalisée en utilisant le grand théorème de l’Équilibre Universel qui permet d’offrir la canicule qui paralyse l’agriculteur togolais à l’itinérant qui délire sur un banc de neige. L’Équilibre Universel offre le trop de l’un à l’insuffisance de l’autre dans l’optique d’atteindre une balance mondiale. Quelle lubie ils se sont inventée, réalise-t-elle ! Et dire qu’elle croyait sincèrement qu’il était possible d’établir un équilibre pour apaiser les souffrances mondiales. Une lubie digne de la petite-fille de miss Alabama, se reproche-t-elle. 

Prenant de l’altitude, Loisy remarque qu’aucun visiteur n’est présent au zoo aujourd’hui. Elle suppose que ce doit être une nouvelle politique implantée suite aux pressions des activistes herbivores ; et le septième jour, il se reposa. 

Habilement, elle se perche sur le rebord de la fenêtre sous le toit de la Grande Volière. De son bec, elle toque à la vitre afin d’attirer l’attention de Gaspard. Nada. Aucune trace de son collègue. On se croirait au bout de la ligne d’un distributeur téléphonique ; tu attends, tu attends, tu attends, tu attends, t’as même le temps de te soulager le cloaque et là encore, personne ne te répond. Un pressentiment étrange la saisit: et si Gaspard était prisonnier à l’intérieur de la Grande Volière ? Va-t-elle y retrouver un cadavre putréfié ? Ou un squelette blanchi ? Submergée d’inquiétude, Loisy plonge dans un abysse mental de données numériques. Quel est le taux d’humidité optimal pour assurer la décomposition rapide d’un corps assumant que le corps se refroidit d’un degré par heure dans les vingt-quatre premières heures ? Le docteur allemand Henssge a développé une méthode thermométrique pour établir l’heure de la mort. Selon son nomogramme, en sélectionnant la température actuelle du corps sur l’axe de gauche et celle de la température ambiante sur celui de droite, on se rencontre à la diagonale préétablie. Par la suite, une ligne droite est tracée à partir du centre de la cible jusqu’à l’intersection préalablement obtenue. Finalement, sur l’arc correspondant au poids du défunt, on peut lire l’heure à laquelle il est décédé. Tu vois ? 

Nomogramme de Henssge

Contrairement à ses morbides conjectures, c’est plutôt une carrière de poussière et de détritus rocheux qui réceptionne l’atterrissage de Loisy dans la Grande Volière. En lieu et place de Gaspard se trouve un cratère. Un néant en forme de cercle.

Sous le coup de l’émotion, Loisy régurgite une pelote. Qu’est-ce que tout cela peut bien vouloir dire ? Comment est-ce possible ? Elle n’y comprend rien. Elle réitère un battement d’ailes dans l’espoir de faire passer le trouble. En vain. Force est de constater que le murmure de la plume n’est pas l’équivalent du battement d’aile d’un papillon.

Ils ne peuvent pas avoir disparu, crie son système nerveux. Gaspard, leurs plans, le sens de l’existence, elle refuse de croire qu’ils se soient évaporés durant son séjour hospitalier. Et d’ailleurs, où sont les humains ? Pourquoi n’a-t-elle vu personne depuis qu’elle s’est élancée par la fenêtre de l’hôpital ? 

Son cœur palpite tel un colibri en manque de sucre. Sa tête s’emplit d’hélium avant de voguer loin de son corps. Abasourdie, la chouette perd son point d’appui sur le rebord de la fenêtre et dégringole sans grâce jusqu’à ce que la gravité la dépose sur le sol, inerte. Encore.

Silence.

Et Hegel de réciter : ‘’La chouette Loisy périclite au crépuscule.’’

Ce qui n’arrange pas les choses.

À vol d'oiseau

À vol d'oiseau

Virginie Hamel (2024)

Joëlle Boily

Joëlle Boily

Joëlle Boily a écrit deux romans où se rencontrent fantaisie, humour et suspense. Elle est également l’auteure d’une pièce de théâtre-forum qui aborde des enjeux sociaux de santé mentale. Titulaire d’un DEC en littérature et d’un baccalauréat en droit international, elle a travaillé comme coopérante internationale et intervenante auprès des jeunes de la rue pendant plus de dix ans avant de se consacrer pleinement au jeu et à l’écriture. Son expertise dans le domaine du développement international et sa connaissance d’enjeux sociétaires lui permettent d’explorer des thèmes complexes dans ses œuvres, tout en créant des personnages éclatés et nuancés.

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Estelle Bonetto
Louise Dandeneau
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