J’erre d’un pâturage à l’autre
à la façon des troupeaux
si Pan m’accompagne
partout et nulle part
il veille sur mon herbe
plus verte que tous mes ailleurs
les arbres et les fleurs
changent en chemin
les êtres sont les êtres
deux camps dans leur tête
je suis de l’autre camp
commode éclaircie de ma situation
je rencontre des enracinés
nous sympathisons
nous troquons nos trésors
la route est un berceau de rêves
parfois j’ai droit aux pierres
ou aux invectives
c’est le prix du mouvement
de mes ailes déployées
me prendre pour un migrateur
un oiseau de malheur
aller partir quitter rentrer dériver sortir revenir passer
j’en redemande
les semelles de mes godillots aussi
occupations quotidiennes
scruter l’inconnu et le rejoindre
je saute par-dessus le sillon
de toutes les Rome
comme le fit Rémus le nomade
je lève le camp avant
que Romulus ne se radine
je glisse sur les valons mystiques
je suis Abel le nomade dans une prairie
Caïn attend son heure
pour venir m’éclater la tête
ainsi veulent-ils me l’éclater
j’imite un dieu
devine ?
je mens je voyage je vole
j’apporte les messages
des dieux vers les hommes et les femmes
c’est ça !
je ferai un bon Hermès
capable de déclencher une très longue guerre
nomade chantant
j’ai l’anneau dans l’oreille du Tzigane
j’ai affronté les Gitans à la pétanque
je deviens romanichel avec un foulard
j’ai les cheveux au vent du bohémien
je garde un bâton berbère dans mes randonnées
je suis un humanoïde passe-partout
je dis merci aux pierres durant des cérémonies
je monte l’escalier d’un précipice
chargé de scrupules
qui me permet de remonter le vide
les différences et les handicaps m’attirent
de père français né en Suisse
de mère italienne née en France
tous deux de nationalité terrienne
les zones pilifères de mes racines
plongent vers Venise ou Chamonix
entre les quartz et la glaise
filent sous le Pô et le Rhône
jusqu’à Genève
passent sous les torrents fougueux
qui dévalent des montagnes de Haute-Savoie
se glissent sous les frontières
et montent
jusqu’aux plus hauts sommets
à peine établi je fuis
je m’exile
déroulage des cartes
en voir davantage
jamais rassasié
pays villes rues quais ruelles impasses pistes voies sentiers grands boulevards places publiques ponts
autant d’instants épinglés
à la cartographie des minutes
à l’horloge de mes mouvements
je me déploie comme un balancier
la marche régulière
pied gauche pied droit
résonance du tambour que font mes pas
sur l’épiderme de la terre
le rythme reprend
vibrations salutaires
mélodie intérieure
je sais d’où je viens
aucune idée d’où je vais
où ne pas aller ?
j’entends battre
à l’unisson
mes cinquante-cinq cœurs d’enfant
ils font le bruit sec d’un gros paquet de cartes
battu par un croupier
la science et l’art réunis
tout est dans la carte !
elle avoue en se laissant battre
elle révèle en se laissant rouler
la géographie des chances
« tirez une carte chance ! »
j’habite des instants
plutôt que des lieux
syndrome de l’errant
je n’habite pas une maison
j’évolue dans ses intervalles
je me faufile dans ses passages
de la chambre à la cuisine
quelle aventure
papillon de nuit égaré
soif de nouvelles lumières
je me cogne aux fenêtres
d’où l’on voit passer les sédentaires
ça me cause des tracas
des pertes de repères
je dois souvent faire le point
à quelle heure passe
la prochaine envolée ?
j’aime toutes les adresses
de ma mélodie temporelle
comme des refrains
parfois comme des couplets
ou mieux des mantras
qui résonnent pour mon bien
toponymie du jour
je recherche parmi les noms propres
les noms les plus sales
là où il ne faut pas se rendre
je défie l’immobilité
et sa propreté maladive
j’avance au gré des noms évocateurs
je descendrai cette rue
la musique de son nom m’attire
faire le point en pleine nuit ?
plus tard plus tard
plus facile
suffit de lever les yeux
vers les galaxies
qu’importe la locomotion
je suis capable de me perdre
en rentrant chez moi
mon espace-temps
prend trop ses aises
j’oublie le paysage
j’en suis une part
il y a les routes en rouge ou blanc
les voies d’eau en bleu
le chemin de fer en noir
et d’autres légendes
tout déplacement est mystique
tout départ est un crime
savane toundra prairies vignes pelouse glace champs boue déserts montagnes forêts garrigue
la rencontre des règnes
le choc des présences
sur les continents usés
périples classés
ma langue fond
en fonction des paysages
puis elle se fond à la clameur des rues
j’adopte l’alphabet momentané
je suis chez moi partout
à bâbord
mon sextant vise
le cap des instants
écueils possibles en fin de soirée
« vous êtes arrivé à destination »
jamais !
vite une carte
allez !
non pas un plan
comment ça pourquoi ?
la carte c’est le mouvement
le plan c’est l’arrêt
la carte c’est le voyage
le plan c’est un projet
la carte te mène partout
le plan c’est : « vous êtes ici »
la carte c’est l’errance
le plan c’est fatal
le bipède moderne a besoin
d’être rassuré
il a mal aux destinations
il souffre d’un autre ailleurs
il n’avance pas seul
il lui faut des diodes
et des clignotements
et des pictogrammes
et des icônes à effleurer
et des signes
pour singes qui s’imitent
qui tournent rond
comme des émojis
au doigt et à l’œil
au pied et à l’oreille
l’homo erectus
connecté lié attaché prisonnier pétrifié affalé
peut réussir ses mises à jour
et oublier
de se tenir debout
moi pas
j’ai un regard à géométrie variable
je rêve d’une application
sur les téléphones mobiles
pour se perdre
pour emprunter des mauvais itinéraires
des fausses routes
des voies sans issue
pour se dire « merde, où j’en suis ? »
tout en suivant sur la même application
une fausse météo
tandis que le vrai soleil se lève
d’une main je mets des points
sur les cardinaux de ton église crue
et de l’autre je jette
des poignées de points
sous les interrogations et les exclamations
je me garde un point de non-retour
au cas où
et des points de fuite
pour me sauver en douce
à la fin du poème
tandis que tu dessines un point final
à mes élucubrations
sur ma carte
mon compas dérive
vers la carte de tes visites
vers la carte de tes sourires
et la voici
la carte pour explorer
les coteaux ensoleillés de ton anatomie
échelle 1 / 10 000e
courbes de tes dénivelés
monts des mille et quelques tendresses
âne chargé
je grimpe
gravis
te livre ma charge
vue imprenable sur tes courbes
je répète mes gammes
aux harmonies convexes
ton cul et ses deux hémisphères
ont l’avantage de me rappeler
que la terre n’est pas pointue
qu’elle ne pique pas
tes cheveux prêtent leur cuivré
à l’horizon désappointé
qui recule à notre approche,
car il nous craint
gage de reconnaissance
si je bouscule ta latitude
c’est pour t’allonger dans l’herbe
et faire rougir ta longitude
entre le massif de tes bruyères
moi le mendiant d’amour
j’ai un compte premium
au distributeur de tes caresses
je tends la main
pour prendre la tienne en promenade
et te cueillir une réalité
de deux paumes serrées
comme des pétales
tout est dans la carte
et la trace
CARTE - TRACE
la trace c’est la piste
la trace c’est la brousse
la trace c’est la jungle
la trace c’est mes pieds
tout le monde bouge ses pieds
l’arche le tourbillon la boucle
nos empreintes digitales
connaissent le chant du mouvement
sur le bout des doigts
qu’importe la localisation
la dureté du sol sous ma voute plantaire
je trace mon chemin
je suis les traces de ceux
qui sont passés avant moi
je ne suis que le produit
des traces que j’ai laissées
et que je persiste à laisser
quitte à faire un écart
tout y est
CARTE - TRACE - ÉCART
Une anagramme pour bouger son corps
trois bonnes raisons
pour imiter les univers
et les particules en mouvement
trois autres raisons
pour visiter les marges
et passer les frontières invitantes
trois raisons finales
pour surprendre les dieux
et commencer une légende
je n’ai cessé de pratiquer l’écart
quitter la trace ou le chemin tracé
avec assiduité
de mes lignes d’inconduite
il en résulte des bilans mitigés
aux passages clandestins fragmentés
aux voies royales écartelées
et une bosse roulée
il faut bien la rouler
sa bosse !
mes traces font un écart sur ma carte
depuis les premiers raccourcis buissonniers
de l’école de ma vie
du collège de mon être
de l’université de mes existences
docteur honoris becausa nomadus
l’écart c’est dévier
l’égal c’est ranger
l’écart c’est vertical
l’égal c’est horizontal
l’écart c’est le renouvellement
l’égal c’est rassurant
l’écart c’est la tonalité
l’égal ça ne chante pas
élasticité des émotions
grand écart sans assouplissement
voyageur infatigable
je mourrai en route
sur le chemin du retour
pourquoi ne pas vivre plusieurs histoires ?
l’histoire s’apprend s’invente se fabrique se vend au plus offrant ou se renie
d’autres vies possibles hors les lignes
suivre le principe des livres
aux pages à tourner
j’ai la bonne histoire gagnante
j’empoche des trajets
partir quitter arriver dériver revenir aller monter traverser
elle me suit la MADONE
elle m’accompagne
elle est dans mon NOMADE
qui va
quelque part
là-bas.
Le chemin
Virginie Hamel (2024)
Seream
Seream est un poète, performeur, comédien, metteur en scène, parolier et auteur prolifique. Il est arrivé au Manitoba de la Haute-Savoie en France avec sa famille en 2017 et devient le nouveau directeur de la Maison Gabrielle-Roy quelques mois plus tard. Seream déploie ses mots et sa vision du monde depuis plus de vingt ans. Il parie toujours sur la poésie en multipliant les collaborations avec d’autres artistes et en misant sur l’invention de nouvelles formes, orales et écrites.