Myriam Sévigny — Murielle Jassinthe
Myriam Sévigny (photographe et co-directrice artistique), Murielle Jassinthe (modèle et co-directrice artistique)
J’AI RACONTÉ à ce Nigérien
Comment mon corps se détériore
Attaqué par ce dont on se nourrit
Mon terreau porte à mon corps
Des morsures répétées
Font fuir mes jeunes années
Et je me fane à la seconde.
La blancheur de ma chevelure
Envahit mon âme ancestrale
Témoigne de l’empreinte du monde sur mon esprit
Pourtant mon visage d’une jeunesse intemporelle
Fait foi d’une passion toujours vive.
J’ai confessé à cet homme
Comment mon corps abdique son droit à la vie.
Paniqué, d’un ton qui laissait transparaitre
Comme une évidence
Il m’a dit “You need to go back home!”
Retourner chez moi, quand chez moi c’est ici…
Je ne savais comment le rassurer
Je me suis tue
Murielle Jassinthe, née à Québec, fille de…
Longtemps mes racines se sont arrêtées à « fille de… ».
Les matons du quotidien m’attendent à la frontière
Je suis lasse de me faire demander ma carte de résidence
Je marche dans les rues qui ont vu dévaler mon enfance
Mon passeport en main
J’ai appris à prendre l’accent qu’il faut
Pour prouver mon droit à l’existence
Sur cette terre natale d’ancêtres qui ne sont pas miens
J’ai appris à rouler mes « rrrrrrr »
Lorsqu’on ferme les yeux
C’est sur la langue que se prouve la valeur.
J’ai appris à pratiquer la magie noire
Pour soulager l’inquiétude de ceux
Qui tiennent bien fort leur sac à main en changeant de trottoir
Qui épient les voleurs à l’étalage, font crier leur gyrophare
Qui m’enseignent, qui m’engagent et oublient mon CV
Aussitôt, après m’avoir engagée
Dont la seule promotion est attente de perfection
Qui s’arrogent le droit d’user de mots en « N »
Depuis qu’ils ont cette statuette exotique sur leur perron
Comme on s’offre le plaisir d’user du mot « bitch »
Depuis qu’on a une chienne à la maison.
« Parle-moi dans ta langue »
Je délie ma langue de ses quelques mots
Appris pour divertir la galerie
« Bonjou koman ou ye? »
Victoire! Heureux on me chante la chanson de Douale
Encore…
Maudit sois-tu Passe-Partout!
Mes lèvres sourient plastiques
Et je dodeline si bien de la tête,
Comme transportée par cet hymne à ma créolité,
Qu’ils ne remarquent pas la grenade de mes pupilles.
Je fomente un plan à ma hauteur
M’évader de ce perron, marquée d’une pierre Blanche
Pour y ensevelir mon propre cadavre
Question de survie…
Je suis si attachante, on aime toucher mon pelage
La main dans mes cheveux on les compare
À de la laine, mais d’acier
On y met des crayons, des bâtons de colle, des compas
« Ça sent le brulé! »
Tien, voilà qu’on m’appelle…
Je leur restitue la totalité d’un étui à crayon
Restitution n’est pas ici réparation.
***
JE SUIS DÉVORÉE du Nord au Sud
Mon corps infécond se retire
Mer insoumise qui glisse sur le sable humide.
Des pas à l’allure familière
Au nom silencieux
Laissent leur trace sur mes flancs offerts
Et je dirige mes yeux vers l’ondée turquoise
Dont l’histoire laisse entendre le chant
De sirènes et de tritons déracinés
Ils racontent le jour
Où leur couronne leur a été arrachée
Leur mélodie se fait entendre dans le creuset de mon ventre
Qui se rappelle ce qui était
Avant la faim dévorante.
Pourtant mon corps se souvient qu’il doit danser
Retrouver sa céleste liberté
Que c’est dans la mouvance du corps
Que renaissent sa force et sa beauté perdue
Comme si mon corps portait
Les souvenirs inviolés de mon identité :
Avant l’entrave
Avant le fer et le marquage
Avant le nom qu’on a associé à mon esclavage
Avant le regard qui brime l’ascension et rythme la danse
La manière, le sens qui doit naitre de ce qui transparait du corps
Car mon corps appartient à autrui.
Mon corps se balance au-devant de la scène
Comme une voile désertée
Qui se prélasse au gré du vent
Pour saluer ceux morts au combat
Sur le sable brulant du continent maternel
Mort ensevelie dans la bouche avide de la mer
Qui dévore le corps de ses enfants
Pour les protéger d’une mort
Plus indigne que celle du corps
Celle de la dignité arrachée.
Le chant des ancêtres se fait entendre
Durant chaque étape de notre périple
Pour marquer nos esprits du souvenir
Avant le négrier, pendant la traversée
Pendant quatre cents ans d’affronts et de résistance
Pendant l’esclavage, la colonisation, le néocolonialisme
Pendant la Révolution haïtienne, l’Apartheid, les dimanches à Kigali
Pendant le racisme systémique, le libéralisme sauvage, la mondialisation
Au cœur des incendies qu’on allume
Pour que se consume Black Wall Street.
À travers chaque coup : la résistance
Koupe tèt, boule kay
La perle des Antilles est une femme
Qu’on traite de prostituée lorsqu’elle dit non
Ayiti, « Première république noire de l’histoire! »
Ses mots retentissent au rythme du tambour
Ils sonnent le pas des armées à la Crête-à-Pierrot
Victoire contre le petit général et son Empire
Je crie « Honneur »
Les mornes me répondent « Respect »
Nous avons inspiré toute l’Amérique du Sud
À reprendre son dû de force.
Ayiti mon pays puni par l’ironie du sort
Le vaudou de Roosevelt est plus néfaste
Que celui de la terre originelle
Il a démembré Ayiti, laissant ses membres en pagaille
Les pieds nus attaquant la main qui tient le portefeuille
Les doigts luttant les uns contre les autres
Au point de ne pouvoir tenir que le cauchemar continu
Le même téléjournal se répète
Men ansanm chay pas lou!
Non, les mains disloquées ne portent plus le rêve national
Mais, mon corps reste kanpe rèd, kanpe debout
Prêt au combat
***
COMMENT ÇA VA?
Mon grand-père me répond
N’ap boule tou piti, nap boule didi
Tou piti ou anpil, toujours au travail
Jamais le repos au rendez-vous.
J’entends les spectres de mon grand-père à travers sa voix
Ils ont pris possession de sa colonne
Il est le cheval d’un cavalier
Qui fouette au sang les flancs de sa progéniture
J’en ressens le ressac dans mes hanches
Raidies par l’effort de devoir se tenir debout
« Que la faute des pères ne retombe pas sur leurs enfants », soupire Césaire…
Quels pères?
Ceux qui ont violé nos mères
Au sortir du négrier.
Les pleurs de ma grand-mère remontent le long de mes jambes
Pénètrent ma bouche et me noient de l’intérieur
Ma grande tristesse est la sienne
Elle a besoin de mon corps pour s’expurger
Si abondante elle est…
Ma grand-mère est un ventre meurtri
Aux mains d’un amour
N’ayant su être contenté…
Au jour des Morts
Elle a tant plu sur Québec
Que la ville en fût inondée
Ses ultimes larmes ont salué son essor.
Minuit a retenti comme pour célébrer sa mort
Et de l’autre côté du jour, le soleil a resplendi.
Depuis, il fait toujours beau
Aujourd’hui, c’est son sourire
Que je porte autour du cou.
J’ai dû partir du Nord au Sud
Du Sud au Nord pour m’enraciner
Sentir le cœur de mes parents sous mes pieds
Gouter le visage de mon patrimoine
Comme on savoure une mangue pour la première fois
Me reconnaitre dans leur voix, leur corps, leurs mouvements
Me réfléchir dans les visages agglutinés dans les rues de Port-au-Prince
Faire retentir ma volonté à travers celle du Nèg marron
Soufflant à travers la coque de lambi
Me retrouver néanmoins étrangère, bâtarde…
Le froid résonne tandis que je roule mes « rrrrr »
Ici, mon passeport stipule « Canada ».
Je suis une fleur déracinée
Je me souviens avoir appartenu à la nature sauvage
Le nom de mon père rappelle que les jacinthes fleurissaient
Là où nous étions biens meubles, bêtes de somme
Là où nos danses nous rappelaient
À nos royaumes
À l’Éternel
Où nos chants étaient cris et berceuses.
Anmwé, nou pap janm sispann krié anmwé
Nou pap janm sispann krié Bondye
Yon jou nou pral kraze chenn nou yo
Et nous avons brisé nos chaines, nos corps pour tout recours
Nos dieux comme réconfort
La liberté aux effluves d’espérance
Nous préférons toujours le trépas
À l’asservissement.
***
CAMBRÉE, réceptive au rythme de la terre
Au chant du soleil
Je me retrouve assiégée
Mes racines me rappellent à elles
Font entendre leurs pulsations à travers le territoire
Lorsque je m’y soumets, je respire enfin…
Naitre, naitre à moi-même
Je ne danse plus que pour saluer
La reine qui occupe mon corps
J’y parcours mon royaume de riche terre ocre
Les fers qui ornent mes pas
Racontent mes combats
Me restituent à la douleur d’un corps invaincu
Mon compas dans la poitrine
Ma marche est un sillon
Qui se dévoile dans l’errance
Issue de la résistance de ma mère
Qui ne se résout pas à mourir
Forte et fière
Célébrant un lignage qui veut éclore.
Pour me reconnaitre dans l’autre
Mes pas se sont effacés sous le souffle du vent
J’entends le hurlement des chiens qu’on tue dans la toundra
Et le crissement des qamutiik sur la neige
Qui reviennent dépouillés
Ma marche à travers la ville me donne froid jusqu’aux os
À Iqaluit, la faim est semblable qu’en Ayiti
On y a tué les chiens comme on a sacrifié nos cochons.
Pour dominer le territoire
Ériger des œillères
Brimer l’éclosion des rêves
On commence par le ventre…
Lorsqu’on crache à la gueule de l’autre
C’est sur soi qu’on hurle
Ils ont ramené du verger d’étranges fruits trop mûrs
Ils nous gardent en laisse en attendant de savoir que faire
Nous, on leur lance des cocktails Molotov
Pour faire exploser ce plafond tangible
Mais il est difficile de bien viser l’invisible
La mort a tant frappé depuis George Floyd
Qu’on s’y réfère, comme pour Jésus-Christ
Afin de marquer la mesure du temps qui passe.
J’ai chuchoté au Nigérien
Que la neige a enseveli mes kamiik
Que je n’espère plus rentrer que vers l’ailleurs
Les récits qui racontent les énigmes du retour
Sont des chants modulés aux repères uniques…
Si je colle mes lèvres sur les siennes
Entendrais-je mon nom au creux de mes reins?
Il émane de lui le parfum camphré
Des corps n’ayant vaincu la traversée
Mais, connaitrai-je la force d’un homme
N’étant pas né brisé?
Je suis reine d’un royaume
Qui m’accueille à bon port.
Je repense au lit vide de ma mère
Aux larmes de ma grand-mère
Au courage de mon arrière-grand-mère
Je revis les silences de mon père
Les fantômes de mon grand-père
L’amour de mon arrière-grand-père
Je m’arcboute vers l’Est
Et, alors que mes pieds
Martèlent le territoire
Je dirige mon regard vers la mer