Michel Saint-Hilaire — Direction
Peinture acrylique et crayon sur toile, 20 par 24 pouces, 2017
Je ne prends pas de risques dans la cuisine. Je sais ce que j’aime, et je sais bien le faire. Je n’ai pas honte de, par exemple, réchauffer une tranche de Wonder Bread au micro-ondes pour y faire fondre un Kraft Singles, y mettre du ketchup par la suite. J’habite seule depuis des années, et je me permets volontiers ce genre de petit plaisir devenu rituel.
Pourtant, me voici munie d’un tablier, les doigts recouverts de gras animal, essayant à grand-peine d’entrer le code de mon téléphone avec le coin propre sur la jointure de mon petit doigt pour consulter la recette que j’ai déjà lue au moins une quinzaine de fois en préparation, mais que maintenant, munie de mon tablier, les doigts recouverts de gras animal, je suis incapable de me rappeler.
J’ai choisi de faire des hamburgers au bison avec des oignons caramélisés dans du vin rouge. Je me suis dit que des burgers, c’est toujours bon, et que l’utilisation de la viande de bison et du vin rouge pourrait élever de quelques coches une impression de ma palette. J’ai même pris la peine de me rendre au marché des fermiers malgré la grosse tombée de neige pour acheter de la roquette fraîche d’une serre calgarienne, des petits pains brioche et un fromage artisanal au nom imprononçable.
Au magasin de vins, l’employée m’a aidée à choisir les meilleures bouteilles pour l’occasion. Je lui avais demandé pour un vin seulement, mais quand elle m’a expliqué que le vin avec lequel je cuirais les oignons ne serait pas forcément le meilleur complément au repas, je me suis sentie rougir de mon incompétence. La préposée, toute jeune et fine, m’a souri doucement, complice. Elle a dû comprendre que je suis plutôt une femme de bière cheap. J’avais encore les oreilles qui brûlaient d’un teint entre mon rosé et mon cabernet sauvignon en sortant.
La viande de bison, quant à elle, ne m’a pas posé de problème. Je savais ce que je cherchais. Cependant, le boucher me connaît trop bien ; j’achète la même chose tous les mois depuis son ouverture il y a plus de dix ans, à l’exception de mon anniversaire et du Nouvel An.
— De la visite spéciale? m’a-t-il demandé, les sourcils levés. Ma réponse, un bruit étranglé et pathétique, n’était ni toux ni éternuement.
Le tas de viande hachée qui se trouve maintenant sur le comptoir de ma cuisine est l’incarnation du nœud dans mon estomac : lourd, informe, mastiqué, puant. Cette anxiété me surprend. J’avais cru m’être délaissée de ma solitude, et en même temps, de l’envie de plaire à quelqu’un.
J’ai laissé ma dernière blonde il y a une quinzaine d’années. Elle voulait être humoriste ; je venais de trouver mon premier emploi de machiniste et je ne voulais pas démissionner pour la suivre à Toronto. Elle croyait qu’on pourrait trouver un moyen de faire fonctionner notre relation malgré la distance ; je lui ai montré le prix d’un vol de Lethbridge à Toronto. Elle m’appelait l’amour de sa vie ; je lui ai rappelé qu’elle m’avait déjà trompée deux fois et que je n’étais pas convaincue qu’elle pourrait s’en empêcher à l’autre bout du pays.
Après son départ, je n’ai pas fait connaissance avec d’autres femmes qui me plaisaient assez pour valoir le grand effort d’une nouvelle relation amoureuse. Certes, j’ai eu quelques brèves liaisons, des gens de passage dans la ville… Mais mes amitiés, mon emploi, et mon bulldog répondaient à tous mes besoins. Je m’étais refermée à la possibilité d’une connexion amoureuse — du moins, une connexion importante.
Ce fut donc un véritable choc lorsque, quand mon invitée de ce soir m’a écrit. Je me suis retrouvée à bout de souffle. Mon cœur battait à tout rompre, en dépit de tout ce que je croyais comprendre de mes désirs. Elle serait de passage « dans les prochaines semaines », disait-elle, et voudrait « vraiment reprendre de [mes] nouvelles ». Et qu’aurais-je dit, à part le oui que je lui ai donné ? Car après tout ce temps, je voulais moi aussi, vraiment, reprendre de ses nouvelles.
Nous étions étudiantes quand nous nous sommes rencontrées. Elle à l’université, moi au collège. Le surlendemain de sa graduation, elle est déménagée à Calgary. Elle est maintenant à Kamloops. Il y a quelques années, je l’ai vue alors que je m’ennuyais sur Facebook, son sourire, un vieux sweatshirt bien-aimé, présumé perdu, mais retrouvé par hasard au fond d’un tiroir. « Vous connaissez peut-être » — c’est ce que la page me disait. Nous avions quelques « amis » en commun. Des gens que nous avions fréquentés aux études. Sans hésiter, j’ai envoyé la demande d’ajout. Quelques instants plus tard, nous étions « amies ». C’était comme si j’avais tendu la main dans le noir, et que tout de suite, les bouts de nos doigts s’étaient effleurés.
Je m’étais immédiatement lancée vers son profil pour examiner ses photos. J’ai fait très attention de ne pas laisser de traces de mon passage : un commentaire sur une photo datant de plusieurs années, un « j’aime » errant. J’ai ausculté la dernière décennie de sa vie.
Son sourire n’avait pas changé. Elle plissait tellement fort les yeux en riant qu’on ne voyait plus leur blanc ni leur marron. Quelques rides de plus s’étaient creusées dans les coins de ses yeux, mais la petite fente entre ses dents de devant, comme un hoquet, ne s’était pas fermée. Son épaisse chevelure noire, qu’elle gardait en coupe afro bien soignée au début de notre vingtaine, s’est transformée en tresses, en chignon, en nœuds — elle s’est même rasé la tête pendant quelques mois. Cette dernière coupe semblait accentuer davantage ses joues rondes et ses pommettes creuses. On voyait mieux ses oreilles. Celle de gauche était un peu plus haute que celle de droite ; elle en avait été gênée, avant. Au fil du temps, des taches d’un brun à peine plus foncé que sa peau et presque imperceptibles dans les photos sont apparues sur son nez, son front, ses joues. L’âge, sûrement, et le soleil. Elle a toujours adoré se baigner de soleil. J’ai vu passer dans ses photos des amitiés et des amours. Des enfants. Des emplois. Des voyages. Des célébrations. Je réconciliais mon souvenir d’elle avec la personne que je voyais à l’écran sur les images qu’elle avait choisi de partager.
J’ai fait un deuil ce jour-là. J’ai compris que nos vies, qui m’avaient autrefois semblé tissées dans une même toile, ne reprendraient pas le même rythme du jour au lendemain. Elle n’était pas la première personne à m’ajouter sur Facebook après un quart de siècle sans contact. Je ne me ferais pas d’idées en me disant qu’elle seule voudrait reprendre notre relation là où on l’avait laissée.
D’ailleurs, quand on s’est laissées, il n’y avait pas de place pour tout ce qu’on voulait se dire. Elle partait pour une plus grande ville qui n’était pourtant pas plus accueillante de sa couleur de peau ou de son orientation sexuelle. Une orientation sexuelle qu’elle découvrait tout juste, un petit peu plus chaque fois qu’on passait une nuit blanche ensemble. Une orientation sexuelle qu’elle doutait et redoutait. Une orientation sexuelle que je n’affichais pas moi-même, mais que tout le monde semblait lire dans mon visage, ma tenue, ma posture.
Malgré les moments vulnérables, le sel de nos corps, sa main sur ma nuque, mes lèvres contre son oreille — elle voulait se réinventer. Je l’ai déposée au terminus avec ses sacs et le cœur dans la gorge. Elle m’a prise dans ses bras. Il faisait une chaleur insupportable ce jour-là, mais je n’ai pas voulu lâcher prise. J’ai attendu, accotée sur le capot de ma voiture, jusqu’à ce que l’autobus soit bel et bien parti. Je ne pouvais pas la voir dans la fenêtre. Elle s’était assise de l’autre côté de l’autobus. J’ai salué dans le vide d’une main moite, une sueur froide dans le dos.
Aujourd’hui, elle veut prendre de mes nouvelles. Et moi, avec mes burgers au bison, mes oignons caramélisés dans du vin rouge, ma roquette du marché des fermiers et mon fromage artisanal, je veux quoi, au juste ?