MACKASEY – Felicia Gay et ses enfants Osawask et Zoe
78’’ h x 42’’ l – Huile sur toile de lin – 2010
Crédit de photo: Michèle Mackasey
À M-P et S, les parents que tous les enfants rêvent d’avoir.
J’ai été le premier à le savoir. Bien avant elle. Parce que je reconnais les signes. Je vois ta puissance. Je vois ton empreinte déjà forte. Je vois que tu n’as pas peur de prendre ce dont tu as besoin. Et tu fais bien. C’est comme ça qu’il faut agir pour s’en sortir. Pour être vainqueur. Je veux que tu sois aussi mercantile que possible. Qu’un jour, on puisse en rire, de ce teint terni, de ces cheveux plus fins, de ces sillons qui ont laissé des traces sur sa peau. Vas-y, petit mollusque, prends ta place. Prends toute la place.
Un petit matin, elle a réalisé ce que je savais depuis quelque temps. Je n’osais pas me prononcer. Nos espoirs ont été bafoués trop souvent. Mais une pointe d’irritabilité, des seins sensibles, un appétit compromis, ça ne ment pas. Je suis enceinte, m’a-t-elle annoncé. Elle avait un sourire apeuré, les yeux humides. Je l’ai prise dans mes bras pour la réconforter, pour partager le bonheur terrifiant qui la submergeait. On ne le dira pas tout de suite à Charlotte, qu’elle pourrait devenir une grande sœur, OK ? m’a-t-elle dit. Je m’en doutais bien. J’ai opiné. Et je l’ai embrassée. Je t’aime ma chérie.
Parce qu’en fait, petit mollusque, tu es notre quatrième enfant. Charlotte est celle qui continue de grandir et de nous faire rire chaque jour. Mais nous avons aussi deux autres enfants qui se sont figés dans le temps, à différents moments de leur grande aventure. Ils continuent de nous accompagner au parc, en randonnée à vélo, dans les rassemblements familiaux. Mais rarement parle-t-on d’eux en dehors de la douceur du nid de notre maison. Charlotte les connaît bien. Nous avons un album-photo de la petite palourde et du petit escargot qui nous ont apporté tant de joie durant quatre et sept mois. Cet album, il repose sur une tablette de la bibliothèque du salon et à l’occasion, Charlotte le feuillette pour observer les visages de sa sœur et de son frère. Regarde maman, j’ai le même nez que lui ! On dirait qu’elle me sourit là-dessus, hein? Charlotte pose toujours de nouvelles questions, mais surtout, elle invente des histoires sur les aventures que vous auriez pu partager.
Moi aussi, j’en invente des histoires. Des vacances à la mer où on vous aurait tous appris à nager dans l’eau salée. Vous auriez eu les cheveux tout secs après des heures de baignade. Il aurait fallu aller acheter du démêlant pour faire cesser les cris lorsqu’on peignait vos tignasses. Nous aurions mangé des fruits de mer et vous auriez posé des dizaines de questions : Pourquoi on appelle ça des fruits de mer? C’est pas plus un animal de mer? Qu’est-ce que ça mange une crevette? Pourquoi le crabe marche de côté? Est-ce que les homards ont des amis, même si leurs pinces peuvent faire très mal? Je pense aussi souvent aux premières journées de maternelle qui n’ont pas eu lieu. On vous aurait habillés de vêtements trop propres, mais tellement charmants pour prendre une photo devant la porte de l’autobus. Vous seriez revenus avec la chemise boutonnée en jaloux à cause du cours d’éducation physique, les cheveux en bataille après avoir joué à la tag à la récréation, les mains un peu collantes sans explication précise et une chaussette perdue. On vous aurait écoutés religieusement raconter comment la journée s’était passée et on aurait été aussi emballés que vous à découvrir les noms de vos meilleurs amis. Quand Charlotte est finalement entrée à la maternelle, elle y est allée pour vous trois. Et j’ai pleuré trois fois plus que les autres parents.
Peu d’embûches durant le premier trimestre. Ce sont d’excellentes nouvelles, nous dit la gynéco. À cause de l’historique, elle doit être suivie de très près, ce qui n’aide pas à trouver une certaine sérénité dans le quotidien. Mais elle y parvient, grâce à Charlotte qui la tire de ses rêveries anxiogènes avec l’envie de faire un casse-tête, une anecdote cocasse tirée soit de la réalité ou de son imagination, on n’est jamais trop certains, ou encore une énième requête pour une dernière petite collation promis, promis.
La vie continue, presque normalement. Au parc, Charlotte est capable de se balancer seule, sans que j’aie besoin de lui donner une poussée. Le temps passe vite. Tout le monde le dit. Un cliché sans poésie. Mais si réel qu’il m’empêche parfois de respirer. Hier encore, on devait la tenir dans nos bras, car elle ne pouvait pas marcher sur les cailloux sans tomber. Aujourd’hui, elle fait des sprints entre la glissade et les balançoires. Elle nous rend si fiers. Une petite dame au cœur en or, à la curiosité insatiable, au regard téméraire. Elle n’a peur de rien, même pas de peut-être devoir être notre seule fille.
Le cinquième mois arrive. Tu bouges, petit mollusque. On dirait que tu danses la claquette. Serais-tu une future étoile de la danse? Peu importe ce que tu aimes, on est prêts à t’accompagner. Ton empreinte de pied apparaît sur la peau tendue de son ventre, ton cocon douillet. L’instant flétrit. Mais on t’a vu. Tu es venu nous faire sourire et apaiser nos cœurs quelques instants, alors qu’on essaie de se distraire, de faire taire nos inquiétudes en regardant un film, collés sur le canapé. Tu participes déjà à nos activités en famille. Elle essuie ses larmes rapidement afin que Charlotte n’aperçoive pas son émoi. Je serre ses épaules, lui donne un baiser dans le cou et je chuchote à son oreille « tu es forte, une vraie guerrière ». Charlotte se retourne et nous fait un grand sourire, taché de chocolat. Un vestige des biscuits qu’on a confectionnés ensemble en après-midi. C’est le meilleur bout du film! On lui rend son sourire et on essaie de prêter attention à l’écran de télévision.
Ça, maintenant, c’est le meilleur bout, pour moi, pour nous. Si j’avais le choix, je choisirais de demeurer dans cet instant de flottement moelleux à jamais. Petit mollusque, s’il te plaît, accroche-toi. Viens agrandir notre famille. On t’aime tellement.
Papa, Maman, Charlotte, petite palourde et petit escargot
Télécharger le PDF