Jeffrey Klassen
Depuis peu d’années, nous parlons de « réconciliation » dans notre pays pour favoriser un rapprochement des cultures allochtones et autochtones. La table ronde organisée par le Collectif d’études partenariales de la Fransaskoisie (CEPF), qui a eu lieu le 20 mars 2021, a approfondi le sens de ce terme dans le contexte de la littérature et de l’art d’expression française dans l’Ouest canadien. Nous avons invité Dr Stryker Calvez, J. R. Léveillé, Michèle Mackasey et Laurier Gareau à partager leur regard unique sur les diverses manifestions de cette réconciliation dans le paysage créatif des francophones de l’Ouest canadien. Cette discussion a été modérée par Dr Jeffrey Klassen.
Introduction : un sujet urgent à l’heure actuelle
L’autochtonie se définit par l’enracinement de ses traditions et de ses manières d’être, de savoir et d’agir, dans un territoire particulier depuis une histoire lointaine (Melançon 59). Nous devrions nous réjouir du fait qu’aujourd’hui, la culture autochtone dans l’Ouest canadien demeure solidement ancrée dans la terre bien que la violence du colonialisme ait cherché à la déraciner pour implanter des traditions et des langues non autochtones, ou allochtones.
Notre table ronde a eu lieu quelques mois avant la première découverte des 215 sépultures non marquées à l’ancien pensionnat pour Autochtones de Kamloops. Cet événement traumatisant a été suivi par toute une succession d’autres découvertes dans différents lieux dont Marieval (751 tombes), Brandon (104 tombes), Regina (38 tombes) et Muscowequan (35 tombes) dans les Prairies (Gilmore, carte numérique). Toute personne ayant lu le Rapport final de la Commission de vérité et réconciliation (CVR) était déjà consciente que d’innombrables enfants ne sont jamais rentrés chez eux des pensionnats (CVR 279-280) ; ces tombes sans nom servaient de preuve matérielle, non négociable, enracinée dans la terre. Il s’agissait donc d’une mise à jour de la vérité qui est selon la CVR essentielle à la réconciliation, et ces événements ont entraîné l’instauration de la première Journée nationale de la vérité et de la réconciliation le 30 septembre 2021.
Au moment de la conférence, nous ne pouvions imaginer les événements qui par la suite ont marqué notre pays, et qui ne servent qu’à souligner l’importance de la réconciliation au lendemain de cet été particulièrement éprouvant. Toutefois, quand le comité organisateur de la conférence mettait en place les détails de cette table ronde sur la réconciliation, il était clair qu’elle aborderait un sujet de grande attention.
Il suffit de rappeler le stress post-traumatique qui affecte encore les communautés touchées par l’histoire des pensionnats, et d’accentuer les iniquités qui demeurent une réalité incontestable pour beaucoup d’Autochtones dans l’Ouest canadien (CVR 137-140). À cela s’ajoute le fait que le comité se composait de trois universitaires allochtones : nos expériences en relation avec les cultures autochtones nous placent forcément dans une position extérieure, d’étranger. Dans le cadre du militantisme autochtone au Canada, l’expression nothing about us without us (Melançon 56) se fait souvent entendre pour signifier qu’aucun discours public à propos d’un groupe minoritaire ne devrait se dérouler sans la participation de ce groupe. Tenant compte de ces sensibilités, nous avons donc tout d’abord consulté notre collègue Dr Stryker Calvez dans la planification de la table ronde.
Dr Stryker Calvez : incarner le rapprochement culturel
Dr Stryker Calvez
Psychologue et éducateur à l’Université de la Saskatchewan, originaire de la Nation métisse du territoire de la rivière Rouge
Dr Calvez est psychologue et éducateur à l’Université de la Saskatchewan, originaire de la Nation métisse du territoire de la rivière Rouge et leader dans le mouvement de réconciliation qui se déroule sur le campus de notre université. Depuis quinze ans, Dr Calvez œuvre à la réalisation de programmes éducatifs, sociaux et sanitaires qui répondent aux besoins des cultures autochtones et immigrantes au Canada.
Ces dernières années, son travail s’est plus particulièrement orienté vers l’utilisation de théories sociopsychologiques pour appuyer la démarche de réconciliation. Aujourd’hui, il occupe le poste de Directeur de pédagogie autochtone au centre d’enseignement et d’apprentissage de l’Université de la Saskatchewan (le Gwenna Moss Centre for Teaching and Learning) où il travaille comme accompagnant à l’autochtonisation des programmes d’études de l’université.
Champion de la réconciliation, il assure un travail collaboratif entre Autochtones et Allochtones et cherche à promouvoir le développement interculturel sur le plan personnel et professionnel, car celui-ci constitue, selon lui, la base du bien-être futur de sa communauté et de la province. Au cours de nos conversations préparatoires, il a accepté d’être le premier participant de notre table ronde pour expliquer au grand public ce que signifie le mot « réconciliation » à la lumière de sa perspective métisse/michif.
Selon Dr Calvez, la réconciliation représente une rencontre entre deux cultures, fondée sur le respect mutuel et l’égalité. Il défend l’importance de consulter les communautés autochtones dans un esprit d’égalité, de diversité et d’inclusion. La culture métisse est selon lui connue pour sa capacité à évoluer entre les perspectives autochtones et allochtones. Elle lui permet d’avoir une perspective multidimensionnelle et inclusive sur ces deux groupes culturellement hétérogènes, les francophones et les Autochtones de l’Ouest canadien, qui se recoupent depuis la naissance de la Nation métisse. « Je suis le produit », dit-il, s’exprimant en anglais, « de deux mondes qui ont convergé intentionnellement, avec égalité, humour et beaucoup d’amour » (traduction de l’auteur).
Selon ses propres mots, l’objectif de la réconciliation est de renforcer les valeurs qui existaient sur notre territoire avant l’arrivée des colons. Cela implique un retour à une société « multiculturelle avec des centaines de langues, de coutumes et de systèmes de connaissances », qui cultive des pratiques durables sur la terre. Il s’agit d’un travail de longue haleine, ce qui lui fait dire que « ce que nous faisons maintenant est de préparer la prochaine génération pour faire mieux, et elle va faire la même chose à son tour ». Dr Calvez est père de trois enfants en bas âge, et met donc ces pratiques intergénérationnelles à l’œuvre dans sa propre vie. Afin de garder les pieds sur terre, il consulte également ses aînés quand il le peut, et assiste à des cérémonies traditionnelles.
Dr Calvez affirme que la langue est au cœur de la culture métisse et de la culture des Premières Nations et qu’elle détermine notre perception du monde. En outre, la langue française était pour lui l’une des langues parlées par ses aïeux, et il regrette de ne pas l’avoir apprise. La façon dont sa mémère parlait le français était souvent raillée, qualifiée de « français sale ». À cause de ce dénigrement, beaucoup de Métis se sont éloignés de la langue pour mieux s’assimiler au monde anglophone au Manitoba, ou ont senti le besoin de cacher leurs origines autochtones en adoptant un français « correct ». Aujourd’hui, Dr Calvez déploie ses efforts dans l’apprentissage du michif, une langue qui d’après lui incarne le rapprochement des deux cultures.
Dans le contexte du paysage créatif des francophones de l’Ouest canadien, construire une dualité qui sépare nettement les « Francophones » des « Autochtones » serait fort réducteur. Cette division est même « trompeuse » selon un article de Jérôme Melançon. Dans le 31e volume des Cahiers franco-canadiens de l’Ouest, celui-ci explique que le terme « Francophone » englobe tout individu choisissant d’incorporer l’une des langues officielles du Canada dans certaines sphères de sa vie. En revanche, comme nous l’avons évoqué dans le paragraphe d’introduction, le terme « Autochtone » fait référence à l’expérience vécue d’un lieu et à sa filiation aux ancêtres qui ont habité ce même espace (58-59).
Hormis les textes des explorateurs tels que Pierre de La Vérendrye qui dépeignaient dans leurs écrits un paysage hostile et des relations ambivalentes envers les peuples autochtones, les premières vraies œuvres d’expression française dans l’Ouest canadien émanaient de la Nation métisse. Il s’agissait d’une littérature fondée sur une tradition orale de chants, de contes et d’enseignements spirituels, recueillis plus tard par les ethnologues et folkloristes (Toussaint 73).
À la lueur de ces faits aussi bien que des paroles de Dr Stryker Calvez, il devient clair que les voix métisses sont essentielles à la discussion concernant la réconciliation sur le plan créatif dans l’Ouest canadien. L’art et la littérature francophones se sont enracinés dans l’Ouest canadien depuis les premiers chants métis. Cette tradition perdure en passant par l’œuvre diverse et romantique de Louis Riel, fondateur du Manitoba et père d’un rêve utopique qui aurait fait naître une nation franco-métisse si le gouvernement canadien n’avait pas freiné son épanouissement.
J. R. Léveillé : la source de l’esprit poétique de l’Ouest canadien
Roger Léveillée
J. R. Léveillé, figure clef de la littérature francophone dans l’Ouest
Le fait que la Nation métisse occupe une présence fondamentale dans ce paysage créatif depuis ses débuts est une idée souvent défendue par le prochain intervenant de la table ronde. J. R. Léveillé, figure clef de la littérature francophone dans l’Ouest, souligne la place fondamentale des voix autochtones qui ressortent à chaque époque de la littérature francophone de l’Ouest, et raconte son pèlerinage annuel au cimetière du village de St. Laurent. C’est dans ce cimetière où est enterré Alexandre de Laronde, poète métis immortalisé dans les pages d’une anthologie éditée par M. Léveillé (1990).
Quant à M. Léveillé, la richesse de sa plume est attestée par la trentaine d’œuvres dont il est l’auteur, couronnées par de nombreux prix dont le Prix de distinction en arts du Manitoba. Malgré sa renommée littéraire, M. Léveillé a fait preuve d’une certaine réticence à l’idée d’occuper la position d’expert à cette table ronde, et a fait montre d’une vraie humilité vis-à-vis des propos du Dr Calvez. Il n’est peut-être pas insignifiant que l’auteur, lors de cette table ronde au sujet de la réconciliation, ait choisi de porter un t-shirt imprimé avec les mots Black Lives Matter. Ce choix semblait signaler sa solidarité auprès de celles et ceux qui subissent le racisme dans notre société contemporaine. De ce fait, il transparaît des propos de M. Léveillé qu’il est très conscient de son positionnement dans ce paysage créatif. Dans le cadre de la table ronde, son intervention s’articulait autour d’une collection d’anecdotes qui exposaient les rapports qu’il a entretenus durant sa vie à l’égard du monde autochtone.
Son enfance, passée au centre-ville de Winnipeg, l’a mis en contact avec la culture métisse de la rivière Rouge bien qu’il n’en ait pas toujours été conscient. Il raconte, par exemple, sa surprise lorsqu’il a croisé son camarade de classe de l’École Sacré-Cœur et son ami dans le village de St. Laurent. Ce village métis[1] ne se trouvait pas loin de la maison familiale où le jeune Léveillé passait ses vacances estivales, aux bords du lac Winnipeg. Cette rencontre imprévue a constitué la révélation de l’identité métisse de ses camarades de jeux : jusqu’alors, il n’avait pas la moindre idée du lieu où ils allaient chaque été. De manière fortuite, notre discussion nous a révélé que ce village figurait aussi dans l’histoire personnelle du Dr Calvez.
Plus tard dans sa vie, M. Léveillé s’inspirera du village de St. Laurent dans son roman Le Soleil du lac qui se couche (2001) qui nous présente le personnage d’Angèle, une Métisse de Winnipeg qui ambitionne de devenir architecte. Lors de notre échange, M. Léveillé a montré un grand attachement pour le français michif parlé à St. Laurent, une variété du français qu’il dit « chantonnante », d’une grande beauté. Cette langue peut également communiquer un humour caractéristique de la culture métisse, auquel Dr Calvez a aussi fait allusion en décrivant ses origines.
C’est cette affinité qui le mène parfois à explorer dans son écriture certaines problématiques auxquelles les Métis font face, telles que la dévalorisation des langues parlées dans leurs communautés. Tout en admettant le fait « qu’on ne veut pas s’approprier des choses qui ne sont pas à nous autres », M. Léveillé maintient que « l’écrivain fait un travail de métissage et ne peut pas rester sur un seul socle, ne peut pas visiter un seul pays. Il ne va pas se satisfaire d’un seul mot. Il mélange les choses, les espaces et les lieux. Il peut même mélanger les langues également. »
Son œuvre entière s’inspire donc d’une multitude de cultures. Son dernier roman est Ganiishomong, ou l’extase du temps (2020), qui selon lui « métisse les civilisations ». Ceci est une œuvre phénoménologique qui nous invite à entrer en méditation avec l’esprit vivant d’un lieu : une plage au bord du lac Winnipeg qui représente un espace liminal entre deux eaux, habitat naturel pour les créatures ailées.
C’est dans cet endroit, le même où M. Léveillé a passé ses étés d’enfance, que son lecteur et sa lectrice ont pu découvrir des bribes de poésie française, du dharma Zen, des airs classiques, la philosophie grecque, la sémiotique hébreu. La structure romanesque traditionnelle est absente de ce lieu que nous visitons d’une page à l’autre ; à sa place s’impose une vacuité où nulle chose et nulle personne n’existent en dehors des relations qu’elles tiennent avec les autres. Ce monisme, cette unité indivisible de l’être, concept fondamental dans la religion bouddhiste, s’exprime entre ses lignes par la consonance de la poésie taoïste, aussi bien que par la sagesse de Héraclite : « Embrassements / Touts et non-touts / Accordé et désaccordé / Consonant et dissonant / Et de toutes choses l’Un / et de l’Un toutes choses » (18).
Nous nous permettons de constater que cette idée d’interdépendance et d’interconnexion se remarque aussi dans la philosophie algonquienne de « toutes mes relations » ou « kahkiyaw niwâhkômâkanitik » en langue crie. D’après un article de Solomon Ratt, professeur agrégé à l’université de Regina, cette expression sert souvent d’affirmation salutaire offerte par chaque intervenant lors d’un rassemblement. Elle représente ainsi « une reconnaissance de l’unité avec l’univers, de l’harmonie, de l’équilibre, et du pont invisible qui réunit la diversité de notre vie » (Ratt s.p.). Le roman de M. Léveillé ne mentionne jamais explicitement cette philosophie algonquienne. Toutefois, l’esprit autochtone du lieu Ganiishomong se retrouve dans le toponyme lui-même : « [l]e nom […] a été donné par les Amérindiens. Il signifie : la voie entre deux eaux. C’est très beau. Très juste » (17). Ganiishomong évoquerait alors un pont symbolique entre les cultures, un « passage, comme celui qui sépare les eaux-d’en-haut des eaux-d’en-bas » (17).
Michèle Mackasey : bâtir des relations entre communautés
Michèle McKasey
Artiste pluridisciplinaire
Malgré la possibilité de retrouver maints « ponts invisibles », auxquels Ratt fait référence, et qui lient les cultures autochtones et allochtones, il ne faut pas ignorer ce que George Sioui avait à dire au sujet des ponts dans son livre Histoires de Kanatha : « Mon pays n’est plus en ordre / Depuis l’arrivée de votre désordre. / Vous n’avez plus aucun choix décent, dignifié / À part me rencontrer à mi-chemin / Sur les ponts que j’ai bâtis / Avant et après votre arrivée / Et sur d’autres qu’on doit bâtir / Ensemble » (288, traduit de l’anglais par l’auteur). La vérité du colonialisme français et britannique demeure très récente dans l’histoire, et il ne faut pas fermer les yeux quant au rôle qu’ont joué les colons francophones dans le déplacement et la dépossession des peuples autochtones et dans l’enlèvement de leurs enfants pour les pensionnats.
Michèle Mackasey, artiste pluridisciplinaire, a fait ressortir cette vérité lors de la table ronde quand elle a pris la parole en tant que troisième intervenante. Mme Mackasey est née à Chibougamau, au nord du Québec, et a grandi au nord de l’Ontario. Aujourd’hui, elle vit à Saskatoon et entretient des liens étroits avec les communautés dénées dans le Centre-Nord de la Saskatchewan grâce à ses deux enfants, issus de la communauté dénée. De 2015 à 2018, elle a été invitée à travailler comme artiste en résidence dans la communauté dont ses enfants sont originaires, Patuanak (English River Dene Nation). Comme dans beaucoup de communautés dénées, la langue française a une présence historique à Patuanak, en partie en raison de l’arrivée des voyageurs au 18e siècle.
Cependant, Mme Mackasey évoque dans son intervention le fait que des générations d’Autochtones dans cette région de la Saskatchewan ont été enlevées des bras de leurs familles pour aller vivre dans le pensionnat indien de Beauval. Ce pensionnat était l’un des nombreux pensionnats dans l’Ouest canadien où la langue française a été imposée aux élèves au détriment de leurs langues traditionnelles. Cela sert à nous rappeler que, dans l’Ouest canadien, et ce malgré son statut minoritaire, le français est une langue coloniale tout comme l’anglais. Dirigé pendant plus d’un siècle par les Oblats de Marie-Immaculée et par les Sœurs de la Charité de Montréal, ce pensionnat était un lieu aux conditions de vie accablantes, et où les actes de maltraitance ont été pratiqués (Niessen 46-47). L’œuvre intitulée Bunli que Mme Mackasey a conçue en 2020 cherche à conscientiser les Fransaskois·es au sujet de cette violence coloniale.
Tout en cherchant à sensibiliser les personnes sur la question du privilège linguistique dont bénéficient les membres d’une communauté de langue officielle en situation minoritaire (CLOSM) comme la Fransaskoisie, Mme Mackasey souhaitait également entreprendre un travail de réconciliation avec Bunli (mot qui signifie « français » en Déné) (Frigon, paragr. 1). Dans cet objectif, elle a invité les jeunes Fransaskois·es à écrire et à transmettre un mot aux enfants des communautés autochtones du Centre-Nord de Saskatchewan. Chaque mot a été inséré dans une fiole remplie d’un liquide de couleur transparent qui a formé par la suite, avec toutes les autres fioles, une mosaïque représentant le paysage d’un certain lieu sacré dans cette région.
Lors de la table ronde, Mme Mackasey nous a également montré des photographies d’un autre projet qu’elle a réalisé dans le cadre de sa résidence d’artiste à Patuanak, intitulé Axenet’i Tth’al. Ce projet a été développé en partenariat avec les aînés et la jeunesse dénés et avec l’artiste invité Manuel Chantre. Cette œuvre a plongé l’artiste dans la richesse de l’histoire de Patuanak et de son peuple. L’esthétique dénée dominait ce projet ambitieux qui a exigé deux ans de planification de la part de la communauté et de multiples acteurs artistiques en plus de Mackasey et Chantre, tel que Felicia Gay, conservatrice de la galerie Wanuskewin.
L’œuvre en elle-même comportait une reproduction fidèle d’un labyrinthe sylvestre qui avait été créé en 2014 en dehors de Patuanak. Ce méandre de petits sentiers démarqués par des murs construits de branches suspendues dans la forêt réinterprétait la façon traditionnelle de piéger un lynx. Le défi auquel l’équipe artistique a fait face était de reproduire ce même labyrinthe à presque 500 kilomètres au sud de Patuanak, dans la galerie de Wanuskewin à Saskatoon.
Une équipe qui comprenait quatre membres de la communauté de Patuanak, dont le fils de Mme Mackasey, a assumé l’énorme tâche d’implanter le paysage d’une forêt dans une salle de la galerie. Il était question d’installer 26 arbres vivants, des branches suspendues qui constituaient les murs du labyrinthe, et tout un tapis forestier de mousse et de matière organique. Quatre vidéoprojecteurs diffusaient des images du labyrinthe original sur les murs de la reproduction. Selon Common Weal Community Arts, l’organisme qui a dirigé le projet, « l’exposition était palpitante, ce qui reflète les sensibilités des artistes et des techniciens. Le personnel de la galerie se retrouvait souvent plongé dans une longue conversation parfois émouvante avec un visiteur à propos de l’exposition et des expériences vécues dans le nord. À la fin de l’exposition, les membres de la communauté sont revenus pour couper les arbres que les habitants de Patuanak pouvaient ensuite utiliser comme bois de chauffage, et la mousse a été soigneusement rassemblée et retournée à la forêt. Il n’y avait aucun déchet. Le maniement prudent et consciencieux des matériaux mettait en évidence le fait que le projet était axé autour du principe de l’intégrité de sa création jusqu’à son démantèlement. Il s’agissait de tenir compte des priorités de la communauté, de faire confiance à ses compétences et d’en tirer des enseignements importants » (Common Weal, paragr. 6, traduit de l’anglais par l’auteur). Nous pouvons alors établir dans la démarche créative de l’œuvre Axenet’i Tth’al des parallèles avec les pratiques respectueuses mentionnées par Dr Calvez au sujet d’une réconciliation entre les cultures et avec la Terre.
Laurier Gareau : une Trahison aux multiples significations
Laurier Gareau
Historien, auteur et président des Éditions de la nouvelle plume
Il semblait impossible de parler du paysage culturel fransaskois sans l’intervention de notre quatrième et dernier intervenant de la table ronde : Laurier Gareau, membre de l’Ordre du Canada et président des Éditions de la nouvelle plume. Dès ses premières expériences théâtrales durant sa scolarité à l’École primaire de Saint-Isidore-de-Bellevue, Laurier Gareau a fait l’expérience de l’exaltation que lui procurait la vie au sein de la communauté théâtrale (Forsyth 138).
Il va sans dire que depuis ce moment-là, M. Gareau a su puiser dans cette joie qu’il a retrouvée sur les planches pour participer lui-même avec dévouement à l’épanouissement de cette communauté artistique. Dramaturge, historien, journaliste, metteur en scène, M. Gareau est sans doute l’un des Fransaskois les plus prolifiques, et ses écrits constituent une mémoire et une connaissance collectives pour ce peuple. Ses contributions à la Société historique de la Saskatchewan qui documentent l’établissement des colons francophones dans la province, leur langue, et leurs pratiques culturelles, sont citées dans le cadre des études érudites au sujet de l’histoire, de la sociologie et de la linguistique. De plus, sa dramaturgie aura laissé des traces profondes et permanentes dans l’imagination des Fransaskois, surtout avec la création de La Trahison, une pièce en un acte qui relate un dialogue semi-fictif entre Gabriel Dumont, chef du soulèvement métis, et le Père Moulin, vieux curé de Batoche.
La trahison à laquelle le titre fait référence, celle de l’Église à l’égard des peuples autochtones qui se soulevaient pour revendiquer leurs droits face au gouvernement canadien, s’inscrit dans un tissu narratif plus grand. Ce récit est précurseur de la trahison que représentait le pensionnat catholique de Beauval et que Mme Mackasey exposait à travers son art. Plus généralement, cette trahison est représentative des ruptures d’accords perpétrées par les cultures colonialistes au Canada et que la CVR s’évertue à révéler à la population générale.
Au cours de la table ronde, nous en avons appris un peu plus quant aux sentiments exprimés dans cette pièce classique et qui, selon les mots de M. Gareau, « pench[aient] du côté métis et pas du côté de l’Église catholique ». M. Gareau explique que l’histoire de sa propre famille a été affectée par cette résistance qui a eu lieu à Batoche. Son arrière-grand-père, Azarie Gareau, est arrivé du Québec en passant par les États-Unis pour s’installer à Batoche en 1882, trois ans avant le soulèvement des Métis. À la connaissance de Laurier Gareau, Azarie « s’est intégré dans la communauté métisse de Batoche et est devenu membre de cette communauté ».
En consultant un article dans le Musée Virtuel Francophone de la Saskatchewan, nous avons appris qu’Azarie éprouvait probablement une sympathie pour la cause métisse au moment de la rébellion. L’archive indique qu’il s’était fait arrêter par les soldats canadiens qui le soupçonnaient de cacher des rebelles dans sa propriété (Société historique de la Saskatchewan, paragr. 3). La famille Gareau est restée à proximité de Batoche jusqu’à la génération de Laurier, et certains Métis y sont restés également, de sorte que M. Gareau les côtoyait souvent durant son enfance et a pu absorber la beauté de leur langage. C’est ce langage, similaire à celui évoqué antérieurement par M. Léveillé et Dr Calvez, qui donne vie au personnage de Gabriel Dumont dans sa pièce.
À l’époque où M. Gareau a créé La Trahison, personne ne parlait de « réconciliation ». Lors de la première interprétation de La Trahison en 1982, une version radiophonique produite par Radio-Canada à Edmonton, certains pensionnats pour Autochtones étaient toujours en activité, dont celui de Beauval, qui a fermé en 1995. Il a fallu plusieurs décennies à M. Gareau pour qu’il se rende pleinement compte de la place que sa pièce occupait dans le récit global du colonialisme. Cela se produisit plus particulièrement en 2017, dans le cadre d’une lecture dramatique de la pièce qui a eu lieu pendant une conférence organisée par l’Université de la Saskatchewan dans les locaux de La Troupe du Jour.
Ce qui distinguait cette performance de celles du passé était le fait que les deux rôles ont été repris par deux acteurs noirs, étudiants internationaux à l’Université de la Saskatchewan qui ont grandi au Ghana : Maxwell Apasu qui interprétait le personnage de Dumont et Paul Gbeze qui interprétait celui du Père Moulin. Ces acteurs ont apporté à la pièce pour la première fois une sensibilité africaine par leurs accents, leurs gestes, et leurs costumes – et cela bien que le texte n’ait pas été modifié. Lorsqu’il a regardé cette nouvelle interprétation, M. Gareau a tout de suite pris conscience que La Trahison était « un texte qui a autant de sens en Afrique qu’ici en Saskatchewan ». C’est alors qu’il apprend que « cette réconciliation » qui est aujourd’hui presque devenue un slogan « se fait […] toujours à travers l’œil de celui qui écrit ».
En dernier lieu, nous pouvons identifier une tension importante dans les paroles de M. Gareau. Ce littéraire saskatchewanais s’avère conscient du fait que sa proximité intime avec la culture métisse ne peut cependant lui accorder la capacité d’adopter un point de vue autochtone. Cela malgré sa passion pour la langue michif, sa sympathie pour la cause métisse à Batoche et le fait qu’il affirme que les voisins métis de son enfance « n’étaient pas très différents de nous ». M. Gareau exprime sa difficulté aujourd’hui en tant que président des Éditions de la nouvelle plume à « créer quelque chose qui, vraiment, vient de leur point de vue, qui raconte leur vraie histoire ».
La raison pour laquelle cette perspective est presque absente dans le paysage créatif des francophones de l’Ouest canadien est due au fait que très peu d’Autochtones – métis ou premières nations – parlent le français dans les Prairies, selon M. Gareau. C’est donc pour cela que les Éditions de la nouvelle plume s’attachent à traduire des textes anglophones créés par des Autochtones de l’Ouest canadien tel que la bande dessinée Trois Plumes, de l’auteur déné Richard Van Camp, illustrée par K. Mateus. Ce roman graphique, traduit de l’anglais au français par M. Gareau et Raoul Granger, explore l’idée que le cercle de la justice réparatrice peut servir à autonomiser une communauté qui porte les blessures d’atrocités historiques, mettant ainsi en évidence la réconciliation en action.
La traduction française de ce roman sert non seulement à accroître la sensibilisation de la population fransaskoise. Elle est également bénéfique à la communauté d’origine : le français est l’une des langues encore parlées par certains aînés dans le contexte multilingue de la nation Tlicho, dans les Territoires du Nord-Ouest, dont l’auteur Van Camp est un fier membre. En effet, l’histoire de la nation Tlicho n’est pas trop différente de celle de Patuanak : les deux communautés sont apparentées par la voie de leur culture dénée et ont connu la langue française assez tôt dans l’histoire coloniale lors des passages de voyageurs. En plus de la traduction française produite sous la direction de M. Gareau, la version anglaise de Trois Plumes a aussi été traduite par Portage and Main Press en chipewyan, esclave et cri, chacun tenant une place importante dans le paysage linguistique de cette région du Nord-ouest.
Conclusion
La table ronde s’est terminée avec une dizaine de minutes de retard après un partage chaleureux entre les participants. Il ressort de cette rencontre que cette dernière nous a permis de tisser des liens importants à travers le temps et l’espace qui délimitent les héritages littéraires et artistiques des francophones dans les Prairies. Il apparaît également que cette conversation n’est que le début d’un long processus de réconciliation, et qu’il reste encore une myriade de sujets à aborder et de ponts à bâtir.
Le paysage de l’Ouest canadien est vaste, mais il n’est pas vide de culture ni d’histoire, et il ne l’a jamais été. Au contraire, nous occupons un territoire qui pendant des millénaires a donné vie à ses peuples. « Pour moi, » écrit Laurier Gareau dans son Prologue à De Poussière et de Vent, « vivre dans cette immense prairie c’est vivre en harmonie avec la nature et son porte-parole, le vent. » Dans les paroles de Gareau, c’est le vent qui incarne la voix des Prairies. Voilà un vent qui « siffle dans l’herbe et invente ses chants mélancoliques dans les buttes dénudées sur lesquelles ont marché, dans un passé lointain, les grands chefs des nations indiennes : Big Bear, Poundmaker, Sitting Bull et les autres. » Cette même notion se manifeste dans Ganiishomong de Léveillé lorsque le narrateur raconte une sagesse qu’il a apprise d’un vieux Métis : « le vent est le vide qui apparaît. Une fête de l’infini » (94). Ne pourrait-on pas en conclure que ce narrateur veut nous amener à voir « [l]’univers se dévoile[r] à nouveau » (94) ? Le vent servirait-il à nous rappeler que ce grand espace autour de nous est plein de matière vitale ? Si nous arrivons à trouver le calme et la sérénité au milieu du fracas du monde moderne, pourrons-nous alors répondre à l’appel constant et ancien de cet Esprit ?
Ouvrages cités
Commission de vérité et réconciliation du Canada. Honorer la vérité, réconcilier pour l’avenir. Sommaire du rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2015. https://publications.gc.ca/collections/collection_2016/trc/IR4-7-2015-fra.pdf. Consulté le 16 novembre 2021.
Common Weal Community Arts. « Axenet’i Tth’al. » Common Weal Community Arts, s.d. https://commonweal.ca/patuanak. Consulté le 16 novembre 2021.
Forsyth, Louise. « La Troupe du Jour de Saskatoon : une compagnie-laboratoire. » Les théâtres professionnels du Canada francophone : entre mémoire et rupture, dirigé par Hélène Beauchamp et Joël Beddows, Prise de Parole, 2014, pp. 135-150.
Frigon, Raphaële. « Bunli, un projet pour dialoguer avec les communautés du nord de la Saskatchewan. » ICI Saskatchewan, Radio-Canada, 19 juin 2020. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1713549/michele-mackasey-art-dene-cri-metis-ile-a-la-crosse-patuanak-beauval. Consulté le 16 novembre 2021.
Gareau, Laurier. De Poussière et de vent, Éditions de la nouvelle plume, 2016.
⸻. La Trahison, Éditions de la nouvelle plume, 2018.
Gilmore, Rachel. « Mapping the missing: Former residential school sites in Canada and the search for unmarked graves. » Global News, 15 sept. 2021. https://globalnews.ca/news/8074453/indigenous-residential-schools-canada-graves-map/. Consulté le 16 novembre 2021.
Léveillé, J. R. (dir.). Anthologie de la poésie franco-manitobaine, Éditions du Blé, 1990.
⸻. Ganiishomong, ou l’extase du temps, Éditions du Blé, 2020.
⸻. Le Soleil du lac qui se couche, Éditions du Blé, 2001.
Melançon, Jérôme. « L’autochtonisation comme pratique émancipatrice. Les communautés francophones devant l’urgence de la réconciliation. » Cahiers franco-canadiens de l’Ouest, vol. 31, no 1, 2021, pp. 43-68. https://doi.org/10.7202/1059125ar
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Ratt, Solomon. « All my relations. » Cree Literacy Network, 14 déc. 2018, publié par Arden Ogg. https://creeliteracy.org/2018/12/14/all-my-relations-solomon-ratt-y-dialect-video/. Consulté le 16 novembre 2021.
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Van Camp, Richard. Trois Plumes, traduit par Laurier Gareau et Raoul Granger, Éditions de la nouvelle plume, 2021.
[1] Il s’agit du même village de St. Laurent mentionné au paragraphe antécédent, lieu de sépulture de Laronde, où M. Léveillé fait son pèlerinage annuel.