Réparer le monde
Michèle Smolkin (Colombie-Britannique)
On l’avait surnommée la Rieuse. De très petite taille, elle semblait ne savoir ni parler ni marcher autrement qu’en chantant et dansant. Personne aux alentours ne connaissait sa langue, aux accents rauques et pourtant sensuels, gutturale et pourtant mélodieuse. Mais aussi bizarre qu’il y paraisse, elle se faisait toujours comprendre. Ses paroles s’enroulaient en volutes autour de nous, ses mains s’agitaient avec élégance comme des oiseaux prenant leur envol et ses pieds donnaient à tout son corps un rythme gracieux, ondulant à quelques pouces du sol.
Petit à petit, s’étaient mêlés à son babil des mots de notre langue, et bientôt, sans savoir exactement si sa langue avait pénétré la nôtre ou l’inverse, ses discours remplis de parfums et de saveurs, de musique et de lumière, nous enchantaient.
Elle était arrivée au village, comme beaucoup d’entre nous, au bout d’un long voyage, sans donner d’explications, sans sembler avoir de raison particulière d’aboutir ici plutôt qu’ailleurs. Et comme chez beaucoup d’entre nous, au fond des yeux de la Rieuse s’allumait régulièrement une flamme de détresse qui ne trompait personne. Nous qui étions également des fracassés de la vie, nous savions respecter le silence des êtres meurtris qui ont besoin de temps avant de pouvoir s’ouvrir de nouveau (ou pas), se confier (ou pas), se réinventer (ou pas). Ici, chacun était libre d’être ce qu’il voulait, d’avoir le passé, réel ou rêvé, qu’il désirait. Qui étions-nous pour juger? Personne ne lui posa donc de questions, et cela sembla lui convenir.
Un jour d’été, alors que je promenais mon fils dans sa poussette, je la vis s’arrêter à la fontaine de la place. Elle me salua avec gaité comme à son habitude. Je passais un peu d’eau sur le front en sueur de Bastien. Puis, nous asseyant sur le rebord de la fontaine, elle me demanda, sans aucun préambule, où diable était passé le père de Bastien, et est-ce qu’il y avait un homme digne de ce nom dans nos vies? Sans parler de la façon abrupte dont elle me posa la question, que j’attribuais à nos différences culturelles, c’était un sujet de conversation pour le moins inattendu; nous n’avions jamais parlé d’autre chose que de la météo ou des activités du village. En outre, je supposais que personne n’ignorait l’accident de Mortimer, vu le tintamarre qu’il avait provoqué dans toute la région. Depuis ce jour fatal, à part la famille ou nos amis les plus proches, on ne m’en parlait jamais. Bastien avait tourné son visage vers moi et me regardait intensément, semblant attendre lui aussi ma réponse. Bien qu’il la connaissait déjà. Je lui en avais souvent parlé. Peut-être espérait-il une réponse différente cette fois? Je le pris dans mes bras et expliquai à la Rieuse que Mortimer s’était écrasé dans la forêt qui entourait le village, un an plus tôt presque jour pour jour, à bord de son petit hydravion, victime d’une violente tempête, inhabituelle pour la saison. Ne voulant pas susciter sa pitié, j’enchainai immédiatement, lui demandant à mon tour, puisqu’on en était aux confidences, d’où elle venait et quelle était son histoire. Elle sembla décontenancée pendant quelques secondes, puis éclata de rire.
« Ah, mon histoire! Mon histoire est longue. Et pas des plus drôles… Mais oui, je sais que vous m’appelez la Rieuse… et ça tombe bien d’ailleurs, parce que mon vrai prénom, Farah… veut dire gaité !
Et, gaie, je l’étais, je le suis et le serai toujours. La joie de vivre, c’est ma revanche. Certains se vengent dans la violence, moi c’est dans le plaisir. Les dictateurs n’aiment pas la vie. Ils interdisent tout ce qui la célèbre. Danser, chanter, jouer de la musique… c’est un souffle qui illumine tout autour de soi. C’est les souvenirs qui remontent. Les possibilités qui surgissent. Le frémissement qui nait dans les pieds, dans la gorge, dans le cœur…. C’est évidemment très dangereux.
Je viens de ce pays lointain où la poésie et les contes des mille et une nuits étaient autrefois langage ordinaire et de ces temps lointains où l’art et la culture étaient notre pain quotidien. Nous connaissions les poètes anciens, les prophètes modernes, les bardes étrangers et les troubadours familiers. Nous lisions, nous chantions, nous dansions, nous faisions de la musique, de la peinture, du cinéma, de la philosophie. Nous discutions des nuits entières.
J’ai vu des femmes, dans le monde de mon enfance, tenir en haleine un immense public, cheveux au vent, verbe haut, phrases chantantes, chaque atome de leur corps agité par un tempo intérieur. J’ai vu la beauté. J’ai vu la liberté. J’ai vu la vraie vie dans le monde de mon enfance.
Et puis j’ai vu ces mêmes femmes, dans le monde de mon adolescence, ensevelies sous des voiles noirs, se taire, se cacher et fuir, courir sous des jets de pierres, pour une mèche échappée, un mouvement trop cadencé, un mot trop musical. J’ai vu des hommes et des femmes se transformer en corbeaux destructeurs, en meute de hyènes, s’acharner sur des corps jeunes et libres, vouloir les dompter, les enchainer, les casser, les réduire au silence. J’ai vu la haine s’attaquer à l’allégresse. La malveillance déformer les visages. J’ai vu la peur jeter son masque sombre sur les cœurs les plus lumineux. La bêtise triompher. J’ai vu l’ignorance l’emporter. La méchanceté prendre le dessus. J’ai vu les fières se terrer, les libres se cloitrer, les rebelles se soumettre, et les rieuses… ah les rieuses… j’ai vu les rieuses pleurer, dans le monde de mon adolescence.
J’ai vu les larmes de tout un peuple. Tant et tant ont coulé, qu’elles auraient pu remplir les océans. Et pourtant, elles n’ont pas suffi à étancher la soif de cruauté, à apaiser l’acharnement des nouveaux dirigeants enturbannés. Dès leur arrivée au pouvoir, ils ont envoyé les plus rebelles, les plus radieux, se faire tuer dans cette guerre idiote qu’ils avaient provoquée contre le pays voisin. Ils ont destiné à la mort, les plaçant en première ligne, leurs opposants et les fils de leurs opposants, de seize, quatorze ou douze ans, et parfois même, âgés de dix ans seulement. Tous leurs opposants et tous les fils de leurs opposants, oui, mais aussi leurs soutiens de la première heure, ceux qui, bien qu’ayant des idées différentes, s’étaient laissés prendre à leurs discours trompeurs, et les fils de ceux-ci; et puis bientôt, ceux qu’ils considéraient comme pas assez rigides, pas assez orthodoxes, et les fils ceux-là. Et finalement, tous ceux qui n’adhéraient pas au pied de la lettre à leur dogme. Tous étaient expédiés vers une mort certaine. La moindre nuance, la moindre objection les condamnait automatiquement au départ pour le front. Insensibles à la douleur des mères, sourds aux supplications des pères, toute une génération fut sacrifiée. Soyez heureux, disaient-ils, vos fils, vos maris, vos pères, vos frères ont péri en martyrs. Gloire aux martyrs ! Martyrs de ce monde et de l’au-delà… il n’y a pas de plus grand honneur, de manière plus noble de perdre la vie que de mourir au champ de bataille, pour la patrie et au nom du plus Grand, disaient-ils. Tel était le sort réservé aux hommes de mon pays. Dans le monde de mon adolescence, le pays sortait exsangue d’une guerre fratricide.
Pour nous, les femmes, les mères, les filles, les sœurs, ces cruels tyrans avaient prévu bien d’autres châtiments, dans le monde de ma vie d’adulte.»
Quand Farah se tut, le joyeux murmure de la fontaine et les petits soupirs satisfaits de Bastien, qui s’était endormi sur mes genoux, nous rappelèrent que nous étions à l’abri et que nous pouvions profiter de tous les délices de la vie. Une vague de contentement nous traversa. Je la regardais avec tendresse et lui pris la main. Nous étions bien dans le soleil doux de cette fin d’après-midi. Farah me sourit. Puis elle se mit à chanter dans sa langue, secouant ses boucles poivre et sel et esquissant de gracieux mouvements des mains.
« Cette chanson est pour nos sœurs. Pour toutes les emprisonnées. Toutes les persécutées. Toutes celles qui n’ont pas la chance de pouvoir chanter. Pour les femmes, pour la vie, pour la liberté. »
Son chant avait le parfum des pétales de roses, de fleurs d’orangers et d’hibiscus qui, dans une région montagneuse de son pays au lion solaire, emplissait l’air, émanant de la récolte apportée par les cultivateurs des environs et déversée, après la pesée, sur un grand drap, près d’un immense alambic, où les fleurs attendaient leur tour pour devenir huile essentielle, eau parfumée, ou simplement boutons séchés. Son chant avait la saveur des plats épicés et mystérieux, aux accents de safran et de sumac, qui ravissent le palais par tout à la fois leur nouveauté et leur familiarité. Son chant avait les couleurs vives ou profondes, des ocres et des bleus, mêlés d’or et d’argent, des cachemires, des soieries et des kilims que tissaient les artisans de sa région.
Son chant prit fin. Puis, elle me raconta les disparitions successives de son mari, de ses frères et de ses sœurs, de ses fils et de ses filles. Emprisonnés, torturés, violés, exécutés. Appartenant à l’une des minorités ethniques et religieuses, ainsi qu’à la classe des artistes et intellectuels de son pays, ils avaient été doublement ciblés. Elle seule, par chance ou par malédiction, y réchappa et, grâce à des amitiés et un réseau de résistants, réussit à s’enfuir.
« Pourquoi suis-je encore en vie? Pourquoi ai-je fui au lieu de les laisser me détruire par leur fanatisme? Pourquoi vivre quand tous ceux que l’on aime ont disparu? Pourquoi vivre quand la prunelle de ses yeux, son bien le plus précieux, ses enfants, ont été assassinés? Pourquoi te demandes-tu? Parce que c’est ma revanche. On ne peut pas les laisser gagner. La vie, la vie malgré tout, c’est ça leur défaite. Et puis, pour témoigner, il faut vivre. Pour transmettre, il faut vivre. Pour les combattre, il faut vivre. Pour réparer le monde, il faut vivre.
L’absence des miens est l’étincelle qui a éveillé mon combat. Qui le nourrit aujourd’hui, le maintient en activité. Comme un volcan. Toutes mes nuits d’insomnie, je sors dans mon jardin. Je me couche dans l’herbe. Je plonge mes yeux dans les étoiles. Je leur parle. Elles sont mes séquestrés, mes éclipsés, mes kidnappés. Enfin libres. Je retrouve mes fantômes. Mes âmes pures. On ne perd jamais ses morts. Ils me donnent du courage. Pour transmettre leurs souvenirs afin qu’ils ne meurent pas une seconde fois. »
Je quittais Farah ce jour-là, riche non seulement de son histoire, mais de celle de tout son peuple qui luttait pour la liberté. Depuis, je répète son récit à qui veut bien l’entendre, pour que les voix des femmes condamnées au silence puissent un jour de nouveau s’élever.
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