Prendre sa plume sur la voie de l’éveil : à la quête d’un sens plus profond
Jeffrey Klassen
Jeffrey est chargé de cours dans le Département de linguistique et le Département des langues, littératures et études culturelles de l’Université de la Saskatchewan. Il est également président du Collectif d’études partenariales de la fransaskoisie.
Les deux derniers numéros de notre revue ont solidement ancré notre présence dans les communautés littéraires du Nord et de l’Ouest canadiens, grâce à des thèmes explorant la géographie humaine et le mouvement à travers des univers internes et externes. L’énergie des nouveaux regroupements, tels que le Regroupement des écrivain·e·s du Nord et de l’Ouest (RÉNOC), se construit une rencontre à la fois, tissant des liens humains précieux au fil du temps.
Une foi commune dans le pouvoir de la littérature francophone
La recherche d’Emmanuelle Rigaud met en lumière un véritable écosystème littéraire en constante évolution. Nous invitons nos lecteurs à consulter son compte-rendu, qui met en évidence une urgence palpable au sein de nos communautés littéraires : un besoin pressant de connexion, de collaboration, de structuration – et une pulsion irrépressible de création.
En réfléchissant au thème de ce nouveau numéro, nous avons voulu mettre en valeur l’effervescence joyeuse qui anime notre collectivité, et ce, même au cœur de l’hiver alors qu’un repliement hibernal peut se révéler source de création. Cette réflexion nous a conduits à poser une question centrale : qu’est-ce que la littérature peut éveiller en nous? De la joie d’une évasion dans un monde fictif ou poétique à une conscience plus profonde de soi et de l’autre, nous étions convaincus que notre appel à textes susciterait des réponses inspirées. Nous sommes heureux de vous présenter les choix de notre comité de lecture.
Une poésie qui éveille notre véritable nature
Dans Poème nocturne de ioleda, écrivaine résidant au Yukon, la simplicité de la nature devient une source d’éveil. Pourtant, le soleil de minuit projette une image plus paradoxale : celle d’une « conscience éveillée – encore somnolente ». Ce début du numéro, tout en douceur, établit le lien entre cycles naturels et créatifs ayant inspiré son thème.
Serait-ce le même soleil qui se reflète sur les « voiles blanches » du Voyage de Jonas Desrosiers (Manitoba)? Cette « lumière, étrange et douce », se mêle au vent, emportant le lecteur vers la mer profonde, « prête à le porter, prête à le comprendre ». La vie se présente comme un beau voyage, même à sa fin.
Enfin, les vagues de la mer deviennent les plis réceptifs de la vallée de la Qu’Appelle, en Saskatchewan, où la poétesse fransaskoise Hélène Ouédraogo tisse, dans un chant rythmique s’intitulant Errements, des liens conciliant sa culture natale du Burkina Faso et celle des terres du bison. Certes, le point commun est une douleur partagée, un éveil de conscience à l’injustice.
Une littérature qui éclaire notre intériorité
Certains textes évoquent une éclosion au sein de l’individu, comme en témoigne la fiction d’Anne-Marie Turcotte (Manitoba). Le Fatboy de Dairi-Whip illustre la nouvelle génération de la francophonie manitobaine, où l’anglais et le français « font partie [d’elle] à parts égales, comme le yin et le yang ». L’amour de sa culture se savoure avec sensualité, notamment en croquant dans un hamburger juteux.
Une jouissance similaire est refoulée par la culpabilité religieuse dans L’éveil d’une pécheresse en bonne et due forme, où la narratrice évoque, avec une innocence enfantine, les corps masculins qu’elle découvre dans le catalogue Eaton. À travers ce récit nostalgique, Cécile Girard, du Yukon, dresse un portrait sincère et empreint d’humour de l’enfance vécue en francophonie canadienne au XXe siècle.
Enfin, la poésie de Serge Ben Nathan (Colombie-Britannique) réduit, par le feu de la passion, tout espoir d’une vie monastique en cendres. Un amour urgent et pénétrant naît au cœur d’Abélard, ce moine du XIIe siècle qui, face aux entraves de ses croyances, déclare : « Je ne peux plus attendre ». Tel est L’éveil d’Abélard.
Découvertes insolites à travers des personnages féminins
La fiction a le pouvoir de nous éclairer sur des mondes qui nous sont inconnus, en jouant sur l’absurde ou l’étrangeté afin de subvertir nos attentes. Ainsi, nous pénétrons les pensées « du genre de personne dont la planète [n’a pas] envie », comme Grande Tante Lucie. Ce personnage de la nouvelle éponyme de Joëlle Boily (Colombie-Britannique) ne manque pas de susciter un malaise chez le lecteur, une morbidité singulière, presque délectable, que l’autrice sait si bien créer dans ses œuvres.
Dans cette même veine, Amber O’Reilly (Territoires du Nord-Ouest) nous offre un premier extrait de sa pièce en chantier, Ébréchée, qui invite le lecteur à s’approcher d’un esprit atypique, d’un « imaginaire ébréché » qui dévie des normes psychologiques. Ici, le féminisme occupe une place centrale, comme l’a observé l’une des lectrices, sans connaître le genre de l’autrice : « seule une femme aurait eu l’idée d’inclure l’inventrice du lave-vaisselle. »
Enfin, c’est un personnage féminin, venu de loin, qui nous transmet une sagesse aux sons étrangers, des « discours remplis de parfums et de saveurs, de musique et de lumière », dans Réparer le monde. À travers sa fiction, Michèle Smolkin (Colombie-Britannique) reconstruit une histoire personnelle dans un éveil au combat des femmes, nous rappelant que « [l]es dictateurs n’aiment pas la vie. Ils interdisent tout ce qui la célèbre ». Parfois, la joie devient notre seul recours, une forme de « revanche » contre l’injustice autoritaire.
Retour à la source fraîche de la Saskatchewan
Notre revue, désormais ouverte à un vaste réseau qui dépasse les frontières provinciales et territoriales, trouve cependant ses racines au sein d’un groupe d’écrivains résidant à Saskatoon. Dans un numéro récent, nous avons rendu hommage à Ian Nelson, l’un de ces Fransaskois visionnaires qui ont fondé cette revue, inspirée par l’immensité du ciel des prairies saskatchewanaises.
Ce lien s’est renforcé en 2021 grâce à un partenariat avec un groupe de chercheurs de l’Université de la Saskatchewan : le Collectif d’études partenariales de la Fransaskoisie (CEPF). Cette collaboration avec le milieu académique a permis à la revue de bénéficier d’un soutien précieux pour l’organisation de plusieurs conférences et lectures littéraires.
Bien que notre mandat se soit élargi à d’autres territoires, nous restons profondément ancrés dans le territoire visé par le Traité numéro Six. À partir de ce numéro, un Volet Saskatchewan sera intégré à chaque édition, mettant en lumière des œuvres créées par des francophones résidant dans notre province d’origine qui trouveront certainement écho dans les autres terres du Nord et de l’Ouest canadiens.
Allez, enseignez toutes les nations : racines et réflexions conciliatoires
Dans le Volet Saskatchewan de ce numéro, nous avons le plaisir de présenter un récit poignant de la Fransaskoise Madeleine Blais-Dahlem, qui saura bouleverser notre lectorat par l’exploration intime d’un personnage féminin, dans la lignée de ceux présentés dans la section précédente. Allez, enseignez toutes les nations s’attache à dévoiler le monde intérieur d’une religieuse en fin de vie, alors qu’elle revisite ses souvenirs de travail dans un pensionnat pour Autochtones en Saskatchewan.
Bien que ce sujet soit difficile, il demeure essentiel : il interpelle le lecteur allochtone sur sa complicité implicite dans certaines des atrocités les plus sombres de notre histoire. Nous espérons que ce texte éveillera en chacun de nous une conscience plus éclairée et un désir renouvelé de réconciliation.
Nous invitons notre lectorat à découvrir une véritable joie – ou plutôt des joies – à travers les textes lauréats du Concours littéraire de création littéraire de l’Ouest et du Nord canadiens (CCLONC) 2024, qui se rassemblent autour de ce thème euphorique. Ce sont un peu ces bonheurs littéraires qui nous ont éveillés à notre propre thème, et les textes s’insèrent parfaitement dans ce treizième numéro.