Agenda littéraire

L’éveil d’une pécheresse  en bonne et due forme

L’éveil d’une pécheresse en bonne et due forme

Cécile Girard (Yukon)

Lorsque le printemps s’éveillait, notre maison prenait des allures de vaisseau échoué sur une flaque d’eau augurant mille promesses. Chaque matin, par la porte d’en arrière, une trâlée d’enfants s’en échappait comme une volée d’étourneaux sansonnets. C’est que dehors, les rigoles, ces canaux sans retenue, nous invitaient tous à prendre part à la débâcle. Nous nous transformions en petits castors travailleurs, en ingénieurs précoces. Et rapidement, de nombreux barrages et tranchées modifiaient le cours des eaux de notre cour. Bonjour les bas mouillés, les orteils rouges ou bleuis tout plissés de froid et de plaisir. 

Dans cette même cour, lors d’une embellie trempée de bonne fortune, j’avais trouvé une pièce de dix cents scintillant dans la neige. Le lendemain, au même endroit, une autre pièce était apparue. Sans manquement, tous les matins, je récoltais ce gain. Et après l’école, riche de ma trouvaille, j’achetais un petit gâteau Vachon chez Mme Strasbourg. Cette dame au nom distingué tenait un magasin adjacent à notre demeure et son comptoir à friandises agissait comme un aimant sur les enfants du voisinage. La discrétion ne faisant pas partie de mes vertus, mes vantardises de nouvelle cossue attirèrent l’attention de Daniel, un camarade de classe. Un jour, il est venu faire de l’exploration minière sur ma concession et a rapidement tiré la situation au clair. Le filon n’était qu’un rouleau de dix cents congelés dans les couches de glace. Puis, sous mon nez, armé d’un petit couteau à légumes, il a saigné à blanc l’eldorado généreux ! Ma confiance dans l’humanité en a pris pour son rhume et je suis rentrée chez moi en reniflant de dépit. 

Pâques approchait! Il fallait traverser le carême monotone qui débouchait sur une enfilade de cérémonies religieuses longues et ennuyeuses. Quelques-unes m’effrayaient, dont celle du mercredi des Cendres. Lors de ce service, l’officiant nous frottait le front avec des cendres et nous rappelait qu’un jour nous redeviendrions poussière. Quelle horreur! La mort, ce vautour qui volait au-dessus du monde des adultes me donnait la chair de poule! Mais ce n’était pas fini! Le Vendredi saint, drapé de noir, se présentait avec l’angoisse enchaînée à ses trousses. À 15 h, heure à laquelle le Christ avait rendu l’âme quelque deux mille ans passés, le soleil devait se voiler. Cet homme, à demi nu, qui mourait sur une croix pour mes péchés m’intriguait beaucoup plus qu’il ne m’attristait. Je ne comprenais pas son accoutrement : pourquoi portait-il une pièce de guenille drapée autour de la taille plutôt que des petites culottes d’homme ? Ma logique disait que des petites culottes auraient été plus modestes. Et je m’y connaissais en la matière puisqu’à l’occasion, ma sœur Louise et moi regardions les sous-vêtements masculins dans le catalogue Eaton. Certains modèles affichaient un mystérieux renflement qui nous captivait. Et en riant un peu nerveusement, nous mettions le doigt sur l’image pour défier l’ordre des choses. 

Les rites catholiques exigeaient alors que les ouailles se confessent une fois par année avant la fête de Pâques. Cela s’appelait : faire ses Pâques. Pour ma première confession, je m’étais longtemps creusé les méninges : quelles fautes avais-je commises au fil des saisons ? Notre enseignante, une religieuse toute petite, engoncée dans sa robe noire et coiffée d’une cornette blanche, dirigeait un examen de conscience collectif. D’une voix feutrée, elle énumérait lentement les sept péchés capitaux afin de nous aider à retracer les offenses ou fautes qui auraient entaché notre quotidien et souillé nos jeunes âmes.

La tête posée sur mon pupitre, les yeux fermés, je fouillais dans tous les recoins de ma mémoire et rien ne se manifestait. Plus j’explorais, moins j’avançais. Mais voici que je m’échappais dans des forêts sombres peuplées d’animaux merveilleux : je faisais un saut au chalet du lac Long, un pique-nique à l’Île-aux-Bleuets,  je m’installais devant mon chevalet d’artiste pour peindre en toute quiétude. Ma visite au paradis terrestre a toutefois été interrompue par une apparition inopinée : mon incursion dans les pages des sous-vêtements masculins du catalogue Eaton. Bingo ! Ce serait le péché que j’avouerais en toute candeur et sans remords. J’étais maintenant une pécheresse en bonne et due forme. 

Le grand jour s’est présenté. Toute la classe devait faire sa confession. La gêne et l’anxiété avaient fait fuir les anges gardiens. Assises en rangée, la tête basse, les élèves quittaient le banc l’une après l’autre pour entrer dans le confessionnal… comme des brebis à l’abattoir! Et mon tour vint. « J’ai fait un péché d’impureté », ai-je lancé la tête haute! Le prêtre m’a demandé si j’avais commis cet acte seule ou avec un autre. Sa question m’a prise de court, mais j’ai murmuré pudiquement : « avec une autre ». Après tout, ma sœur Louise avait aussi regardé les photos. 
Louise avait et a encore un an de plus que moi tandis que mon frère Jean-Pierre accumulait trois ans d’avance sur moi et deux sur Louise. Nous nous retrouvions souvent tous les trois à jouer dans la cour arrière. D’un commun accord, pendant ce carême sans fin nous avions inventé un nouveau jeu : la production d’une courte pièce de théâtre ayant pour sujet les stations du chemin de croix. Jean-Pierre s’était couronné directeur et soldat romain et m’avait fait cadeau du rôle glorieux du Christ portant sa croix alors que Louise devait incarner le personnage d’une sainte femme. La capacité de se mettre dans la peau de quelqu’un d’autre (le Christ dans mon cas, ce n’est pas rien), de faire l’expérience de différents lieux et époques, d’entrer au cœur de l’histoire en plein soleil nous réjouissaient. 

Enchantés de nos costumes (des capes fabriquées dans un vieux drap) qui nous donnaient une allure misérable de circonstance, nous avions ouvert le spectacle avec une procession. Curieux, nos plus jeunes frères et sœurs suivaient le cortège. Leur présence était importante, car l’art de la scène exige un public. Jean-Pierre me fouettait avec une longue branche de saule. Il n’y allait pas de main morte. Notre jeune public pleurait et s’accrochait à nous dans une scène absolument dantesque. Emportées par la passion du moment, Louise et moi lancions de lugubres lamentations et des cris de détresse aigus. Elle m’essuyait le front et me chuchotait : « Courage, tes souffrances achèvent, tu vas mourir bientôt ! Il y a de l’espoir ». Peu après notre départ, j’ai fait ma première chute, une dégringolade spectaculaire. La croix m’est passée par-dessus la tête et a échoué à quelques mètres. Un grand silence a accueilli l’événement. Nous étions tous un peu surpris, quelqu’un aurait pu se blesser! Le soldat romain a remis l’instrument du supplice sur mon dos, non sans m’avertir de ne pas le briser. Deux autres chutes étaient prévues dans le scénario ! 

Nous avons atteint notre destination, le cimetière du village. Les monuments dont certains étaient imposants fournissaient un décor spectaculaire, une toile de fond frôlant la perfection. C’était là que devait se dérouler la crucifixion.

Pour cette grande finale, j’affichais un air triste et affligé (je voulais pleurer, mais les larmes ne venaient pas). Au ralenti, afin de conclure cette tragédie d’une façon solennelle et pertinente, j’ai déposé la croix mollement sur une plaque de gazon jauni.  Avec inquiétude, j’attendais la suite sans savoir que le rideau venait de tomber. 

Quand je me suis relevée, Jean-Pierre me regardait avec des yeux luisants puis il a vociféré : « La guerre atomique a été déclarée ! Il faut se mettre à l’abri au plus vite ! » En deux temps, trois mouvements, nous avons tendu nos capes au-dessus de nos têtes pour nous protéger des retombées mortelles, nous avons dévalé la côte menant à la maison en poussant des hurlements de frayeur entortillés d’éclats de rire.

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