Agenda littéraire

Le Fatboy de Dairi-Wip

Le Fatboy de Dairi-Wip

Anne-Marie Turcotte (Manitoba)

En file devant le comptoir de Dairi-Wip, j’attends derrière un boomer bedonnant qui fait tournoyer ses clés d’auto dans sa main. Les muscles tendus de sa nuque et les perles de sueurs qui y suintent trahissent son impatience. Normalement, ces cliquetis m’agresseraient au plus haut point, mais, aujourd’hui, rien ne pourrait diminuer l’excitation qui m’enivre. L’odeur de friture fait frémir mes narines.

Ça fait plus de trois ans que j’ai hâte de revenir ici. L’endroit est resté exactement le même : un des seuls endroits à Saint-Boniface où on doit absolument payer cash. Toutes les Visa, Mastercard et cartes de débit n’ont aucune emprise sur ce genre de cantines, devenues de véritables institutions. De l’autre côté de la baie vitrée, plusieurs Winnipegois attablés sous le soleil dégustent leur hamburger. J’imagine l’étincelle de satisfaction sous leurs lunettes fumées. Ou peut-être que ceux-ci sont tellement habitués à mordre dans un Fatboy de Dairi-Wip qu’ils ne savent plus en apprécier le gout authentique. Ce ne sera pas mon cas. Depuis le temps que j’en rêve, je vais en savourer chaque bouchée en pleine conscience. Comme si c’était le repas de la dernière Cène. Ou le premier repas d’une nouvelle ère.

Contrairement au bonhomme devant moi, je profite de mon moment d’attente dans le line-up pour me reconnecter avec la communauté. Derrière moi, j’écoute l’anglais et le français se mélanger dans une harmonie que j’avais presque oubliée. Les deux langues vont et viennent du même souffle dans une fluidité désarmante, d’un naturel que je n’ai pas entendu depuis longtemps. J’ai presque oublié qu’ici, les deux langues officielles ne se livrent pas de bataille sans merci. Ici, on métisse notre langue parce que c’est notre façon de se l’approprier. Ici, on laisse de côté les chicanes ancestrales pour naviguer dans cette richesse que nous apportent les emprunts d’une langue à l’autre. On joue avec les accents toniques pour ajouter de la musicalité à notre voix. On n’a pas besoin de choisir entre l’anglais et le français : les deux font partie de nous à parts égales, comme le yin et le yang. 

— Oui, je vais prendre un Fatboy, un petit fries pis trois chicken finger avec honey dill s’te plait.

Je savais pas quoi choisir entre le Fatboy et les chicken fingers, so j’ai pris les deux. C’est comme si on me demandait de choisir entre mon père et ma mère, entre l’anglais et le français. Je veux both ! C’est ce que mon cœur me crie, so je l’ai écouté. 

Encore quelques minutes et je vais enfin pouvoir gouter aux saveurs authentiques du Manitoba. Il y a trois ans, lors de ma première semaine dans l’Est, je suis entrée dans un resto style diner parce qu’il me faisait penser à Skinner’s. J’ai fait l’erreur de commander de la sauce honey-dill avec mes chicken fingers. La madame d’un certain âge m’a demandé répéter pour finalement me répondre sèchement : « on a pas ça icitte ». J’ai dû me contenter de l’insipide sauce aigre-douce qu’elle me tendait.

C’est à ce moment que j’ai compris que la sauce honey-dill, c’était une invention winnipegoise. Est-ce que j’étais la seule Manitobaine à penser qu’il y a partout au Canada ? Un condiment comme les autres aussi classiques que le vinaigre, le ketchup ou la sauce BBQ. Quand on a toujours mangé nos doigts de poulet avec de la honey-dill, c’est dur d’accepter que le monde fonctionne autrement. 

Ç’a été le premier d’une longue série de petits chocs culturels lors de la première année de mes études dans l’Est. À 18 ans, j’ai décidé d’ignorer le conseil de ma mère qui me proposait d’aller étudier à l’Université de Saint-Boniface, tout près de la maison. « Tu vas voir, Gabrielle, à l’USB, les profs te connaissent par ton nom, ce sont des petits groupes. Tu vas voir, tu seras pas traitée comme un numéro. Tu vas te sentir confortable. » Mais à 18 ans, j’avais envie d’aller voir ailleurs si j’y étais. D’aller étudier dans l’Est pour découvrir la musique, les musées, les spectacles, l’histoire, la culture : LA VRAIE. Pas juste celle qu’on vit une fois par année au Festival du Voyageur. Rencontrer de nouvelles personnes, profiter de ma jeunesse, errer dans des rues inconnues. Me réveiller le matin et voir le fleuve Saint-Laurent au loin qui se confond dans le bleu de l’horizon.

Le gout de l’aventure s’est vite estompé une fois la phase de lune de miel passée et la première poutine au fromage frais mangée. Après trois semaines, j’avais déjà le mal du pays, ou le mal des Prairies. Je maudissais les montagnes qui m’empêchaient de voir loin. Et le soleil qui disparaissait si tôt. Si je n’avais pas été aussi orgueilleuse, je serais rentrée à Saint-Boniface sur le pouce. Au téléphone, ma mère a dû détecter une pointe de regret dans ma voix parce que quelques jours après, elle m’a envoyé un paquet en Xpress Post. À l’intérieur, j’ai eu le bonheur de découvrir un pain de seigle tranché City Bread, ma marque préférée. Le débat n’était toujours pas clos dans ma famille. Depuis des générations le côté de ma mère ne jurait que par le Natural Bakery, celui qu’elle achetait à l’épicerie. Pourtant, depuis que j’ai gouté le City Bread chez mon amie Céleste en grade cinq, j’ai harcelé ma mère pour qu’elle en achète, mais elle résistait. Je me souviens avoir versé une larme en détachant l’attache à pain et en plantant mes dents dans la mie. Ça goutait la maison et le réconfort maternel. J’ai remis l’attache et j’ai serré le pain contre moi. Toute la semaine, je me suis régalé de pain de seigle et de nostalgie. 

L’employé de Dairi-Wip me tend ma commande dans un sac de papier brun. Mon regard scanne les tables à la recherche d’un spot pour m’installer. Un couple retraité me fait signe que je peux m’asseoir à la même table qu’eux, sans même que j’ai eu besoin de leur demander. Wow! Ça aussi, ça m’a manqué! Le « Friendly Manitoba », la chaleur et l’accueil des gens. Ça m’a pris une couple de semaines pour me rendre compte que la bonne humeur et la courtoisie, c’était pas gratuit dans l’Est. Le choc culturel se ressentait surtout dans les rues, à leur manière de conduire. En plus de la vitesse et de l’impatience généralisée des conducteurs, j’avais l’impression que les criards des autos n’étaient pas dotés du même son. Dans l’Est, c’était de longs cris agressifs qui me faisaient sentir coupable d’exister tandis que chez moi, le klaxon émettait plutôt deux petits bip bip consécutifs : gentil et efficace.

Je déballe le contenu de ma commande. Je salive déjà. Mon dernier repas remonte au sandwich d’aéroport que j’ai ingéré dans l’avion hier. En avalant ma dernière bouchée, je me suis promis de venir chez Dairi-Wip, la cantine de mon enfance, pour un Fatboy ou des chickens fingers. Quelques instants après, l’avion survolait les dernières montagnes du Bouclier canadien pour entrer dans le relief rassurant des Prairies. L’horizon s’est allongé de tout son long comme si on l’avait aplati au rouleau à pâte. Puis, c’est en voyant le serpent de la Rivière-Rouge sillonner la plaine dans son zigzag inégal que j’ai su que j’étais chez moi.

Je mords à pleines dents dans le pain hamburger, la sauce dégouline entre mes doigts, quelques filaments de laitue tombent sur l’emballage d’aluminium. Je ferme les yeux pour me concentrer sur le sens du gout. C’est moelleux, graisseux, salé, bien juteux, comme dans mon souvenir. La même texture et les mêmes saveurs qui sont restées imprimées dans ma mémoire à long terme: le croquant de la laitue iceberg, l’acidité de la tomate, l’amertume de la moutarde, le côté épicé du chili. Oufff ! Dairi-Wip n’a pas changé la recette durant mon absence. Après trois bouchées, je dépose le Fatboy sur son emballage, ouvre le contenant de honey-dill, le sens. Oufff ! Elle est toujours faite maison. Je peux le savoir par la fraicheur de l’aneth. J’y trempe un premier chicken finger. Ferme les yeux, encore une fois, dès que la panure entre en contact avec ma langue. La texture du poulet croustille entre mes dents à la manière d’un vidéo d’ASMR. La sauce fond sur ma langue comme la neige sur la prairie. La sauce honey-dill parfaitement balancée, pas trop sucrée, juste assez dill-y. Ça goute exactement comme quand je venais ici le lendemain de ma fête avec Pépère.

Je sais pas ce qui m’a fait tenir pendant ces trois années dans l’Est. Probablement, parce que je ne voulais pas admettre que maman avait raison, et aussi pour ne pas donner l’impression à mes parents qu’ils gaspillaient leur argent avec moi. J’ai étudié du mieux que j’ai pu pour leur faire honneur, pour les remercier d’avoir respecté ma décision d’étudier loin d’eux. Pis aussi, pour un peu me faire pardonner. Même si j’ai assisté à plusieurs spectacles à la Place des Arts, visité des tonnes de galeries d’art et me suis fait des contacts dans le milieu, il me manquait quelque chose pour trouver ma voie. Je pense qu’on devient adulte quand on accepte finalement que notre mère avait raison.

En enfournant mes dernières frites, je repense à toutes ces choses qui m’ont manqué dans l’Est : la sauce honey-dill, le Fatboy, le pain de seigle, la chaleur des gens, ma langue métissée, le miel crémeux des Prairies, ma rivière Rouge, l’air sec qui n’est pas chargé d’humidité, le parfait cercle des ruines de la Cathédrale de Saint-Boniface, les soirées sociales, l’hymne national de la LIM, la voix de Georges Laflèche à Envol 91FM, la caricature de Cayouche dans le journal La Liberté, le drapeau avec une gerbe verte qui flotte devant l’ancien hôtel de ville. C’était peut-être pas juste au Festival que je la vivais, ma culture finalement. Du déjeuner au rye bread jusqu’aux soirées arrosées de la bière Juicii : elle a toujours été là. C’est juste que je la voyais pas.
Trois ans plus tard, avec un baccalauréat en arts visuels en poche, fraichement de retour chez moi, je ne sais pas ce qui m’attend. Mais je vois loin à l’horizon.

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