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Gisèle Villeneuve (Alberta)
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La piqûre de l’air et l’art du troubleshooting

Gisèle Villeneuve (Alberta)

On my way home (The late Garry Black (Ezaneh)

On my way home (The late Garry Black (Ezaneh)

49’’ h x 46’’ l – Huile sur toile de lin – 1996

Crédit de photo: Michèle Mackasey

Louisiane-Alberta 1987

Tristan Tessier remonte vers le nord, Bullard Boudreau à ses trousses, car le Louisianais a deviné que le Québécois ne reviendrait pas dans l’île. Autre indice : le pilote s’était éclipsé sans dire au revoir. Dans ce métier de va-et-vient, personne n’a jamais l’intention de se revoir. Bullard, lui, tient à ses amitiés. Les yeux brillants de plaisir, il a déjà rassemblé ses outils.

Bullard Boudreau est du bayou Lafourche où l’on se connaît depuis l’enfance et où les liens se raffermissent dans la pêche au choupique*. On va au bal le samedi soir, on est de tous les festivals et on fait du boudin en famille. On ne se lasse pas de raconter des histoires du passé, histoires auxquelles plus personne ne s’identifie, mais on laisse le bon temps rouler. C’est mieux que de disparaître la face longue.

« Ti connais, cher, le Cajun arrive proche avec le Cou-Rouge pour une affaire, remarque-t-il. Le Cajun dans le sud, c’est catholique et français et ça aime le manger, la musique, le gambling et le sexe. Le Cou-Rouge dans le Nord, c’est protestant et anglais et ça aime la chasse, la pêche et le sexe. Tonnerre m’écrase si c’est pas tout vrai all right! »

Il lance son grand rire en se tapant la cuisse. 

Aux limites de la Nouvelle-Orléans, les deux hommes laissent le temps filer en silence. Tristan quitte le Sud. Son départ signale la fin d’un autre épisode transitoire.  Pour le pilote, cet éternel transit entre le Nord et le sud du continent, c’est le métier. Il ne s’en plaint pas, pourvu que, d’une pétrolière à l’autre, il puisse rester aux commandes de son hélicoptère. Pour Bullard, le troubleshooter, c’est différent. Il éprouve un pincement au cœur chaque fois qu’il quitte son pays.

« Je vas m’ennuyer un peu mayère*. »

En négociant les échangeurs et en subissant le souffle torride de la ville en août, Tristan cherche encore à se débarrasser gentiment de son compagnon.

« J’te dépose où? »

« Je suis pas roi ni dictateur. On me dépose pas, moi! Mais je suis pas mal bon troubleshooter. Pas mal bon pas mal bon. À James Bay, y vont me faire un bal. »

« Y vont vouloir savoir pourquoi t’as lâché ta job sur un coup de tête. »

« Je vas voir le frède. »

« Le froid? On le subit », dit Tristan en riant.

« Quand ça frédit dans la Louisiane, le frède craque les tiyaux. »

« Pis l’immigration, pis le syndicat. Tu vas pas pouvoir entrer comme ça. »

« Poo-yie*, Tris! Ti veux pour vrai me barrer à saluer mes cousins. »

Tristan capitule. Contrairement à Bullard qui anticipe la découverte, malgré sa nostalgie innée, lui remonte vers le nord avec l’appréhension d’un vide. Comme s’il n’avait pas dû naître Québécois, lui, toujours hors contexte. Sauf dans les airs.

*

Voler voler voler! Il n’en démordait pas. Ne savait pas d’où cette obsession venait, mais c’était comme une démangeaison et il se grattait au sang. 

Pour ses dix-sept ans, sa tante lui a offert sa première leçon de pilotage.

« Depuis le temps que tu nous rebats les oreilles de cette lubie! Après, si tu y tiens encore, ce sera à toi de gagner le reste. Mais je parie qu’une fois te suffira. »

La tante l’amène chez un chnoque toqué qui, toujours à court d’argent, rafistole des coucous. Elle prend l’homme à part. À leur sourire de connivence, le garçon se met à douter de la sagesse de l’entreprise.

« Comme ça, le jeune, tu veux voler, hein? »

Sans attendre la moindre réplique, le pilote pousse l’adolescent vers l’appareil dont l’apparence n’inspire pas confiance. Tout cabossé, il est l’équivalent, se dit le jeune, de la minoune* de son grand-père, les ailes en moins. Le baptême de l’air se fait dans un Beaver au plancher troué. Les câbles électriques courent à découvert sous le tableau de bord et les instruments de vol, soumis à un curieux rituel de barrage de coups de poing et de foi plus ou moins inébranlable, fonctionnent par intermittence.

Mais il vole! Les mains crispées aux commandes, il vole! Vrai, le pilote garde la main sur le manche à balai, prêt à intervenir, mais… Écrasés sous la vaste perspective, les lieux familiers se métamorphosent. À l’horizon, il croit détecter la courbure de la Terre. En bas, minuscules, les maisons de son patelin! En les épiant pour la première fois depuis  leurs toits,  il pourrait allonger la main et ouvrir une toiture, vue aussi perverse et excitante que s’il regardait sous la jupe d’une fille endormie. Sous l’avion, le grand lac iridescent se soulève en oblique et, pour un bref instant, il a l’impression que la nappe se sépare en des millions de gouttes d’eau. Sans dire un mot, le pilote corrige l’angle de l’avion et le lac redevient horizontal. Il vole maintenant en droite ligne au-dessus de l’eau qui semble l’aspirer dans ses profondeurs bleues. Et la cathédrale! Des airs, Tristan domine la montagne si familière et, malgré tout, plus imposante qu’en réalité. Il s’imagine, humble, escaladant sa muraille abrupte. Il se voit sur le sommet, en chair et en sueur, et sa propre image lève la tête vers l’avion qui passe et les regards de l’ado terrestre et de l’ado aérien se rencontrent. Il éprouve une étrange et puissante sensation d’apesanteur et se jetterait dans le vide pour toucher l’eau, l’air, le vent et le roc, si la réalité n’était pas là pour lui rappeler son écrasement fatal.

Le pilote lui tape l’épaule et indique le niveau dangereusement bas du carburant. Déjà, il faut remettre le pied dans l’herbe. Le pilote prend les commandes.

Pendant les manœuvres de l’atterrissage, le moteur s’enroue. L’aviateur chevronné tire deux ou trois manettes, réunit deux fils électriques qui lancent des flammèches dans le cockpit. Et le moteur cale. 

« Aligne-toi sur la montagne, recommande-t-il. Si elle penche à gauche ou à droite, c’est que tu voles croche. Corrige l’angle comme je t’ai montré tout à l’heure. »

Il laisse le manche à balai entre les mains du néophyte et rampe vers la queue de l’avion.

« Mais… », gémit le garçon, les yeux démesurés comme si cela suffirait à lui faire obtenir son brevet de pilote.

L’appareil plonge vers le lac et Tris maudit sa tante de l’avoir confié à un maniaque. Chnoque Toqué raccorde deux boyaux et le moteur se remet en marche. L’éternité ne dure que quelques secondes, mais…

« Faudrait que j’me décide à mettre une clip », informe-t-il son élève en réintégrant son siège. Ces boyaux de vinguienne* s’en vont toujours baguenauder au lieu de faire leur job. Tu veux faire l’atterrissage? C’est un pet dans le vent. »

Les yeux plus écarquillés que jamais, les jointures blanches sur la commande, l’élève oublie de respirer jusqu’à ce que son moniteur lui flanque une claque dans le dos qui le fait souffler comme un ballon qui se dégonfle. L’adolescent, qui ne vivait plus depuis de longs moments, suit à la lettre les instructions du pilote (qui garde tout de même une main rassurante sur le manche). Et il réussit à atterrir pas trop brutalement dans un petit champ cahoteux. Aspirés dans les trous du fuselage, divers projectiles les bombardent et une poussière grise les enveloppe. Dès que l’avion s’immobilise, il revient à la vie, mais son corps ne sait pas comment contenir l’exultation qui le possède.

Il se précipite hors de l’appareil et vomit une lave de superlatifs, mots qui échouent à couvrir l’étendue de son transport. Jusqu’à une heure plus tôt, il était ancré à la terre; en une seconde, il aurait pu s’y écraser brutalement; mais en cette minute, il triomphe du vertige et de la peur. Il plane au-dessus de la pesanteur et de l’ordinaire. Désormais, plus rien n’égalera la puissance d’une telle révélation. Il sera… Non! Il est aviateur.

Il rentre en coup de vent pour remercier sa tante et se délecter de la tête qu’elle fera.

Bullard rit aux éclats.

« C’est comme un oragan! » dit-il.

« Quoi? Ouragan? Quoi? »

Tristan avait-il relaté de vive voix l’épisode de son baptême de l’air?

Bullard pointe vers la radio. La voix contrariée d’un commentateur finit d’exposer une nouvelle récente en réarrangeant les faits.

« C’est quoi? » demande encore Tristan. 

« Ah! C’est leur lagniappe, Tris! Un petit extra pour toutes les fois qu’y sont obligés d’écouter la canaillerie des politiciens. Les journalistes, ça aime le bon temps comme tout le monde. »

Bullard avait le don de percevoir sans aigreur l’ironie des choses et des comportements et de ne pas s’en formaliser. Plus adepte que le Québécois en la matière, le Louisianais était conscient que sa culture minoritaire s’apprêtait à sombrer dans les abîmes de l’homogénéité, mais par sagacité, il réussissait à concilier la fragile et la pondéreuse tradition dont il était issu.

« Ti piges ce que ti veux dans le Pitit Chaudron cajun et ti piges ce que ti veux dans le Grand Chaudron américain et ti laisses le reste, aime-t-il dire. J’ai les épaules larges, mais je suis pas missieu Hercule pour porter tout mon monde tout seul. »

Cet homme, à qui Tristan envie sa joie naturelle, est aussi l’un des troubleshooters les plus réputés de l’industrie. En quelques années, il a prêté ses services de dépannage en Arabie, en Syrie et en Indonésie avant de revenir dans sa Louisiane natale en passant par Hong Kong. L’esprit aussi volatil que le produit brut et brutal pour lequel il risquait sa peau, il brûlait de repartir. Pourquoi alors la baie James? Pourquoi passer du pétrole à l’électricité? 

« Le pétrole te donne la nausée, mon Bullard? »

« J’ai pas le cœur chaviré. C’est jusse je veux aller dans le Nord et y a pas de l’huile dans ton pays. »

« Du pétrole! Y en a en Alberta, taboire*! »

« Poo-yie! lance-t-il en se frappant le front. Je connais. Je suis oubliard mayère. Je vas y aller, à Alberta. Ti viens avec moi, oui? Nous deux, on va laisser le bon temps rouler, oui? »

 

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