Gens du ravin
Gisèle Villeneuve
Gens du ravin. Surgissement d’une image. Un été de jeunesse dans un rustique chalet en Géorgie, une voix chante, au loin. Entendre la voix au hasard d’une pensée vagabonde. A stray thought, comme on dirait, a stray electron. Gens du ravin. Un élan de l’impromptu.
J’habite Calgary, non pas Edmonton. N’empêche que c’est dans le ravin de Mill Creek que je cherche les amis d’autrefois. Lieu qui me propulse vers un lointain soir d’été. Année de nos seize ans, ma grande amie m’apprend à chanter, moi qui détonne affreusement.
Gens du ravin. Les amis éparpillés dans de multiples ailleurs. Corps de brunante.
Ma grande amie dans le chalet en Géorgie. Elle qui chante juste m’enseigne As Tears Go By. Cet été-là, la chanson des Rolling Stones est en vogue.
Les amis, disséminés aux quatre coins du pays, de par le vaste monde. Old friends, new friends, friends gone away.
« It is the evening of the day », chante-t-elle dans le noir du chalet. J’essaie d’accorder ma voix de crécelle à la sienne. « Smiling faces I can see / But not for me ».
J’imagine téléphoner aux amis longtemps partis. Sorry, wrong number. Visages perdus, identités effacées.
Nous chantons, moi faux, elle pas : « I sit and watch / As tears go by ». Ma Vieille Branche, la grande amie. Des décennies de parole, complicité partagée. Je quitte les lieux. Elle fait sa vie de femme là-bas. Dans le ravin des distances, la correspondance garde le lien serré. Mes retours espacés à Montréal, ses quelques visites à Calgary. La conversation reprend, à peine interrompue par temps et distance, et la vie file sur sa ligne continue.
Mais un jour, catastrophe! Elle se réveille à l’hôpital. Paralysée. Muette. La tête rasée et pansée, le crâne ouvert puis refermé. Hémorragie cérébrale qui te vole tout, comment est-ce possible? Se réveiller en plein cauchemar dans un tourbillon d’images insensées. Vivre? Désormais, ce sera ça, vivre?
« I want to hear the children sing ». Désormais, je n’entendrai plus sa voix que dans ma tête. Mémoire d’un été lointain.
On cesse d’être celle qu’on avait toujours été et qu’on ne sera plus jamais. Ma Vieille Branche devient la sans-parole. Comment la rejoindre? Comment ouvrir un dialogue à jamais transféré? Guessed at?
Depuis, assise dans son fauteuil roulant, elle, la séquestrée, elle, la sans-parole, à attendre à longueur de journée. For heaven’s sake, attendre quoi?
Comment savoir ce qui se trame dans le secret de son cerveau? Elle là-bas. Toi ici. Elle dans son ravin. Toi à ne pas pouvoir y descendre. « I sit and watch / As tears go by ».
Le besoin vital d’établir des connexions même dans un cerveau diminué, conscient, mais oh combien conscient que les circuits sont brûlés. C’est là, la cruauté. Ma Vieille Branche a les mots, mais a perdu le moyen de les articuler. Elle n’émet plus qu’un gazouillis. Lallation et babil. Comment l’aider à remonter les pentes du langage? Pas à pas, mot à mot?
Et nous nous tenons, ma Vieille Branche et moi, à tout jamais de part et d’autre du ravin. « I sit and watch the children play / Doing things I used to do ». J’entends sa voix, lointaine.
Je crois me souvenir d’une observation de son conjoint. Paraît-il que, si elle ne peut plus parler, elle peut encore chanter.
Vous tous, vieux amis, je vous vois errer dans les sentiers ombragés. Chères gens du ravin aux corps de brunante. « It is the evening of the day ».
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