Numéro 1 - Printemps 2017

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Les oncles en carmin buriné


Les oncles en carmin buriné

Gisèle Villeneuve

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Illustration : Sharon Pulvermacher
Mononcle, l’expression d’une enfance lointaine.

Retirez le dernier « n » et voyez surgir le mot monocle, un monde révolu vu d’un seul œil, myope, astigmatique.

Les mononcles de l’enfance, inconnus, méconnus, mal connus. Des noms, des points d’interrogation. Des visages flous, des vies effacées. Des trous de mémoire.

Qui sont ces oncles qui passent en silence ? Qui traversent nos vies ? Danseurs d’ombre dans des chambres sombres.

Il y avait mononcle Roland, le mieux aimé, le moins oublié, Roland dans son camp de prisonniers.

Les lettres que ma grand-mère m’avait montrées. Les lettres que son fils lui écrivait. Par ordre de la censure allemande, m’expliqua grand-maman, on devait écrire en lettres moulées. Que disait mononcle, que pouvait-il dire, dans ses lettres ? Que c’était difficile d’écrire en lettres moulées, me confia grand-maman. J’avais dix ans et je pensais : il avait tout son temps pour mouler les lettres. Les missives montrées rapidement, un rare moment de confidence, de complicité. Pourquoi ce samedi-là ? Pourquoi à moi, sa petite-fille de dix ans ? Lettres que je n’ai pas lues. Cela m’aurait pris trop de temps à lire les mots de l’oncle Roland moulés dans son camp de prisonniers. Les lettres reprirent le chemin du tiroir aussi rapidement qu’elles en furent extirpées. Enfouies. Oubliées. N’ai jamais demandé à l’oncle Roland de me parler de son camp de prisonniers. Cela ne se faisait pas. La parole dans l’ombre. Au fond des tiroirs.

Les oncles disparus, ceux que nous ne voyons plus, ceux que nous n’avons jamais connus.

Lionel, quelle fut sa mort ? La même grand-mère, mère de l’épistolier, n’a jamais dit. Lionel, un nom sans visage, sans existence.

L’oncle Fernand, le noyé. Ça, la grand-mère me l’avait dit. Fernand s’était noyé. Jeune homme, un été s’en est allé sous l’eau. Sa photo dans un cadre, sur un mur de la salle à manger, rue Saint-André, au nord de Cherrier.

Enfant, je regardais souvent sa photo. Fernand, mononcle inconnu, debout en maillot parmi les arbres. Mais il n’existe plus. Le corps de Fernand, alors vivant, en clair-obscur, pris en cliché dans une forêt. Le même après-midi que… ? Fernand disparu, chiaroscuro. Je le regardais et, dans mon esprit, il était plus vivant que les oncles au jour de l’An.

Plus vivant que les oncles qui jouaient aux cartes, l’hiver dans la cuisine. Qui vomissaient dans la rocaille, l’été au chalet. Qui, dans une chambre du chalet, mettaient leur maillot de bain sans avoir fermé les rideaux.

Hon ! On a vu les fesses de mononcle Jacques ! Celui avec un yacht, ainsi qu’on appelait à l’époque un canot moteur. Belle embarcation d’ailleurs, que l’oncle Jacques avait construite de ses mains.

Jacques, athlétique skieur nautique. Qui, des années plus tard, fut trouvé dans son lit. Suicidé. Des jours, dans son lit, trouvé par les grandes chaleurs de juillet.

Lucien, de quoi vivait-il ? Les doigts tachés d’encre, le front traversé des rides du souci. Oncle aphone. Fils unique, entouré de sept sœurs babillardes, rieuses, porteuses de vies éteintes au fond des cuisines.

Lionel, c’est du miel, Fernand, c’est du vent. Lucien, c’est ancien. Jacques, ça ne rime pas, c’est tragico-triste.

Les chers mononcles de l’enfance, énigmes burinées au carmin, sont tous des ombres. Ombromanie. Tenter de leur donner forme et mouvement avec les mains. Jeu d’ombres chinoises.

L’oncle prisonnier de guerre, le mieux connu, le mieux aimé. Roland qui avait survécu au carnage du débarquement de Dieppe. Survécu. Roland, dans son camp, prisonnier en lettres moulées pendant deux ans. Roland, de retour dans le logement de ses parents, rue Saint-André, au nord de Cherrier. Roland, si nerveux, empêchait le frère cadet de dormir dans la chambre que les jeunes gens partageaient. On en revient, reprochait le frère innocent, qui ne pouvait, qui ne voulait comprendre. Si nerveux, le frère aîné, son sommeil secoué de cauchemars.

Mononcle Roland disait peau d’crisse, toutes ses phrases poivrées de peau d’crisse. Disait crisse, peau d’crisse à tout bout de champ, mais n’était pas méchant. Ses crisses lancés tel un tic nerveux ; une manière de dire ; une manière sonore d’effacer les lettres moulées. Ses crisses, jamais vociférés en colère. Un bon gars, mononcle Roland. Chaque printemps, son sous-sol, inondé. À Laval-des-Rapides. Que pouvait-il faire ? Contre les actes de la nature, contre les actes des hommes ? C’était la vie. Et il pompait l’eau du sous-sol à Laval-des-Rapides. Et il respirait, rescapé de la tuerie de sa jeunesse. Et n’en faisait pas grand cas, de son sous-sol inondé. C’était la vie.

Mononcle Roland se levait à quatre heures du matin pour aller travailler. Les anciens prisonniers de guerre devraient faire la grasse matinée. Mais peut-être était-ce leur devoir de s’évader de leurs cauchemars, qui s’évaporent à l’aube. Se lever, c’était la vie.

Les oncles énigmatiques. On ne sait rien d’eux, ces hommes porteurs du titre d’oncles, qui, sans le savoir, avaient échappé à leur propre histoire.

Aimé était laitier. Jacquelin, gérant de banque. Sénécal, photographe de presse. Harold d’Angleterre, cuisinier. Le métier définit-il l’homme ? Ainsi que la race de chien, le maître ?

Avec ses deux enfants, Gérard vécut son veuvage à l’écart de la famille de son épouse en-allée. Gérard, son nom parfois glissé dans la conversation comme par erreur. An afterthought. Gérard, l’oncle en ombres chinoises.

Réal, Joe, Vernon, une fois l’an en hiver, ils rappliquaient. Des énigmes en complet et cravate.

Conspiration du silence. Interdis de poser des questions. Les questions, ça rend tout le monde nerveux.

Les mononcles buvaient, fumaient, sacraient, travaillaient. Ils étaient absents.

Comment comprendre les oncles ? Les mal-aimés, les oubliés ? Je pense à la vie des hommes, leurs vies passées à se cacher sous des airs fanfarons.

Et mononcle Alban, si maigre en haut de son escabeau. Qui chantait de beaux chants d’église. Avait voulu devenir prêtre, s’était marié. N’avait jamais enlevé sa soutane, rigolait-on en famille. Sur son escabeau, chaque printemps, il lavait les plafonds. Les bras levés, le torchon frottant le blanc jauni des plafonds. Le plâtre qui l’empêchait d’atteindre son septième ciel.

Lui aussi avait fait la guerre. Lui aussi avait réchappé de la grande querelle. Roland, simple soldat sur la plage de la tuerie ; Alban, marin sur son vaisseau d’or. Les reins d’Alban avaient rencontré la crosse du fusil.

On les battait, enfants, dans les écoles, pour leur donner du caractère et ils ont passé leur vie à se taire.

Les oncles fanfarons, les oncles de l’ombre. Les mal-aimés en carmin buriné.

Gisèle Villeneuve

Gisèle Villeneuve

Gisèle Villeneuve est écrivaine bilingue établie à Calgary. Notamment, elle a publié un carnet, nue et crue lettre au poète disparu; un recueil de nouvelles en anglais trois fois primé, Rising Abruptly; un recueil de nouvelles en français, Outsiders; et un roman « bi-langue », Visiting Elizabeth. Dernièrement, elle a collaboré à deux collectifs : « dear heart it has never been about », un poème en prose dans YYC POP Poetic Portraits of People, livre que lègue Sheri-D Wilson, poète officielle honoraire de Calgary; et « Homo procrastinus au carnaval / Pour mieux construire notre destruction », un essai littéraire dans En cas d’incendie, prière de ne pas sauver ce livre, recueil sur la crise climatique publié chez Prise de parole en février 2021. À l’automne 2021, son recueil d’essais personnels littéraires (creation nonfiction) sur les nombreux attributs d’Homo sapiens, Et tu seras happé par l’horizon, paraîtra chez Lévesque éditeur à Montréal.

www.giselevilleneuve.ca

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